La bataille de Marchfeld tient bonne place dans le romantisme germanique, ci-dessus exalté par Julius Schnorr von Carolsfeld, 1838, Schweinfurt, Museum Georg Schäfer Schnorr von Carolsfeld, Julius/© Artothek / LA COLLECTION

La maison de Habsbourg est une importante famille européenne qui donna durant près de trois siècles tous les empereurs du Saint-Empire romain germanique. La bataille de Marchfeld permettra aux Habsbourg de s’imposer en Europe centrale.

 

A l’été 1278, deux princes, Rodolphe IV de Habsbourg et Ottokar II de Bohème, décident d’entériner par le sang une lutte de pouvoir qui dure depuis cinq ans : l’accession à la tête du Saint-Empire romain germanique. Si une part de la destinée européenne s’est jouée sur ce champ de bataille, celui-ci n’a jamais fait l’objet d’études archéologiques approfondies. En 2020, des chercheurs de l’Institut Ludwig-Boltzmann de Vienne se sont rendus au nord-est de l’Autriche afin de tenter de percer le mystère qui entoure le Marchfeld. Entre enjeux diplomatiques, stratégie militaire et pur panache chevaleresque, cette bataille nous fait remonter aux origines d’une famille qui donnera à l’Europe plus de vingt empereurs.

 

17 juillet 1245 : Et la « Stupeur du monde » s’éteignit

Si l’avènement des Habsbourg à la tête du Saint-Empire trouve sa source effective au Marchfeld en 1278, cet accident de l’Histoire tient avant tout de la déposition par la papauté de la maison de Hohenstaufen quelques décennies plus tôt. L’empereur des Romains a alors pour nom Frédéric II de Hohenstaufen (1194-1250), petit-fils du fameux Frédéric Barberousse (1122-1190) et héritier direct de trois princes élevés à la dignité impériale. Après de nombreux conflits avec l’Eglise de Rome, qui lui valent deux excommunications, Frédéric II est déposé le 17 juillet 1245, à l’occasion du premier concile de Lyon, par le pape Innocent IV (1243-1254).

Au règne achevé de ce grand roi chevalier qui introduisit l’amour courtois dans le monde germanique et laissa à ses contemporains le souvenir de Stupor mundi succède une période sombre pour l’Empire : le Grand Interrègne. Entre 1245 et 1273, les princes du Saint-Empire allaient, sous l’égide de la papauté, se livrer à de sanglantes luttes de pouvoir, sans jamais réussir à s’établir durablement. Lorsque survint, cinq ans après sa déposition, la mort de Frédéric II, son fils Manfred aura un mot qui nous permet d’imaginer les désordres générés lors de cette interrègne malheureux : « Le soleil du monde s’est couché, qui brillait sur les peuples, le soleil du droit, l’asile de la paix ».

Forts d’avoir été les pourfendeurs de la maison de Hohenstaufen, le Saint-Siège de Rome et sa fidèle pars Guelfa entendent désormais trouver un successeur stable à la tête du Saint-Empire. Or, si le principe dynastique est acquis à l’ouest de l’Europe en ce XIIIème siècle, il n’en est rien dans la partie centrale du continent qui voit des centaines de princes germaniques se placer, après une élection, sous l’autorité d’un souverain, le roi des Romains. Après plusieurs courts règnes, un seul parmi eux ne peut finalement se targuer d’une telle prétention : il porte le nom d’Ottokar II de Bohême (1230-1278), l’homme le plus puissant du Saint-Empire. L’Histoire décidera pourtant autrement du destin de ce roi prémyslide et choisira pour l’Empire son rival, Rodolphe IV de Habsbourg (1218-1299).

 

Quand Est et Ouest se font face

Le 1er septembre 1273, le Grand Interrègne doit prendre fin avec l’élection d’un roi des Romains par les sept électeurs de l’Empire en la cathédrale de Francfort, le pape Grégoire X (1271-1276), leur ayant pour cela laissé toute liberté de choix. Ottokar de Bohème est sûr de son influence et s’apprête déjà, selon la tradition, à être élevé à la dignité impériale par le souverain pontife. Sans doute trop confiant, n’osant vraisemblablement pas imaginer un retournement de situation, il commettra l’erreur fatale de ne pas se rendre en personne à Francfort mais d’y envoyer un représentant. L’occasion d’écarter ce prince conquérant, le plus puissant de toute sa dynastie, est trop belle pour les électeurs, qui écartent du vote ledit envoyé bohémien. Soucieux de placer à la tête de l’Empire un homme qui ne leur porterait pas préjudice en établissant le principe dynastique, les princes réunis à Francfort choisiront un homme alors peu connu, le comte Rodolphe de Habsbourg. Furieux, Ottokar de Bohème refuse de reconnaitre ce vote et entame une lutte politique sans merci à l’égard du nouveau roi des Romains.

Deux hommes se font désormais face et s’apprêtent à déchirer tout un continent. L’un est homme de l’Ouest, un simple comte de Habsbourg âgé de 55 ans, très pieux et connu pour son humilité. Le manuscrit de la Chronique de Colmar le présente comme un prince raccommodant lui-même son pourpoint, assis aux cotés de son personnel et s’adressant à lui comme à un égal. Le nouveau roi des Romains n’est pas pour autant un faible : il a, tout au long de sa vie, agrandi, avec pragmatisme et absence de scrupules, le domaine légué par son père, qui s’étend désormais de la Suisse orientale à l’Alsace.

L’autre est homme de l’Est, le richissime roi de Bohême, qui règne depuis le Mont des Géants au nord de la Tchéquie actuelle jusqu’aux bords de l’Adriatique. Le déçu de l’élection de 1273 est un redoutable chef de guerre, craint et respecté, qui bénéficie d’une puissante alliée, son épouse et conseillère Cunégonde de Slavonie (1245-1285). Roi des Romains, Rodolphe Ier ne peut se rendre à Rome afin d’être couronné empereur sans s’être débarrassé de son encombrant adversaire, qui fomente déjà une stratégie pour l’éliminer. Conseillé par le burgrave de Nuremberg, Rodolphe Ier relève que les territoires acquis par Ottokar II en Autriche n’ont jamais été reconnus officiellement par le souverain du Saint-Empire, cela contrairement au droit féodal. En novembre 1276, la pression politique et une déclaration de guerre de Rodolphe Ier contraignent Ottokar II à se présenter devant la Diète d’Empire. A Vienne, le roi des Romains oblige son opposant principal à s’agenouiller devant lui et savoure une victoire sans effusion de sang mais auréolée d’un humiliant triomphe.

 

Les réunions de deux communautés de sang

Rodolphe Ier a beau triompher, il a commis l’erreur d’humilier son rival, qui mûrit sa vengeance. Abandonné de ses soutiens germaniques, Ottokar II s’en remet aux conseils de son épouse Cunégonde : faire appel au sang qui coule dans les veines du couple. En effet, si le roi de Bohème est né de mère allemande, sa femme est princesse slavonne, issue d’un père russe et d’une mère hongroise. Les princes germaniques ont choisi un occidental ; les rivaux bohémiens en appelleront à l’unité slave. Les notions de communauté de langue et de sang se font désormais centrales dans la communication d’Ottokar II : les lettres qu’il fait parvenir aux princes polonais et tchèques sont nourries de références ethniques, lesquelles doivent primer sur l’ordre du Saint-Empire. En un an et demi, l’affront de Vienne est oublié, Ottokar II ayant fait naître une unité slave capable d’inquiéter le roi des Romains. Le devenir du dernier quart du XIIIème siècle est désormais scellé : seule la mort d’un des deux adversaires décidera du destin de l’Empire.

 

Sur la plaine de Marchfeld

Mort et Triomphe ont fixé un rendez-vous, Ottokar II et Rodolphe Ier y seront. Le lieu de la bataille est fixé sur les bords de la plus ancienne frontière d’Europe : la rivière de la Morava, en Basse-Autriche actuelle. Le roi de Bohème se rend sur le champ de bataille avec sept jours d’avance et prend position en contrebas de la plaine, dans d’anciennes fortifications. Le roi des Romains arrive sur les hauteurs du Marchfeld la veille de l’affrontement et est rejoint par ses alliés, princes germaniques désireux de se venger des triomphes bohémiens.

Le premier d’entre eux est un jeune prince, Ladislas IV de Hongrie (1262-1290), qui vient laver l’affront fait à son grand-père Béla IV (1206-1270), défait par Ottokar II. Le rôle des Hongrois dans ce siècle qui se relève des invasions mongoles est central : leurs armées comportent une archerie montée composée de Coumans, peuple turcophone des steppes bordant la mer d’Aral contraint à la fuite en territoire Arpad. En effet, la guerre du XIIIème siècle est organisée autour d’un athlète professionnel, le chevalier, et du service de sa lance, composé de valets d’armes, de palefreniers et d’écuyers.

Après ces groupes extrêmement efficaces étaient présentées des factions de miliciens, le ban et l’arrière-ban du souverain, lesquels devaient surtout effrayer l’adversaire mais n’avaient aucune espérance de vie face à des chevaliers. Les recherches menées par l’Institut Ludwig-Boltzmann de Vienne en 2020 nous permettent, à la lumière des combats de Visby sur l’île de Gotland en 1361, d’admettre que des groupes d’une dizaine de guerriers servant un chevalier s’acharnaient sur les tibias de ces forteresses mobiles afin de leur asséner un violent coup sur la tête.

Au matin du 26 août 1278, Ottokar II présente à son adversaire un millier de chevaliers en armures lourdes et leurs lances, ainsi que quelques milliers de fantassins. Face à lui, le roi des Romains affiche un peu moins de chevaliers mais se repose sur la mobilité et l’efficacité de ses archers coumans. Cinq ans de lutte pour la suprématie en Europe centrale doivent prendre fin ce jour là et aux deux protagonistes s’opposent deux visions de la chevalerie, lesquelles les ont forgés et portés à leur dignité respective. Vraisemblablement accompagné de sa femme sur le champ de bataille, Ottokar II reflète pour l’homme du XXIème siècle toute la singulière beauté du Moyen-Age : il entend mourir au summum de sa gloire dans un combat face à face.

Rodolphe Ier lui, est sans doute un plus grand politicien, qui sait que le pragmatisme maintient mieux en vie que le va-tout. Aussi, les armées du Saint-Empire se scindent en deux corps, dont l’un, composé de soixante chevaliers est chargé d’attendre derrière un bois le moment décisif pour intervenir. Deux conceptions de la chevalerie et de la Vie en général guident donc ces 40 000 hommes, un matin de 1278, pour l’un des plus grands combats de chevaliers de tous les temps.

 

Rome, Prague … et le Christ

Les sources les plus fiables qui nous renseignent sur le Marchfeld sont les Annales de Salzbourg, écrites par un moine bénédictin anonyme et conservées à la Bibliothèque Nationale d’Autriche. Le lecteur du Hauz Livres du Graal ou Perlesvaus y retrouvera toute la dimension tragique du récit d’un moment épique, qui se déroule, dans des conditions idéales, à l’apogée du système de combat des chevaliers : « les troupes évoluaient en rangs serrés, les cavaliers étaient encouragés au combat par les paroles éloquentes du roi des Romains, des paroles emplies de louanges et de promesses ».

A neuf heures du matin, les deux camps se font face et sont arrangés par leurs chefs respectifs aux cris de « Christus, Christus ! Roma, Roma ! » chez le premier grand Habsbourg et de « Pour Prague ! Pour Dieu ! » chez le dernier des Prémyslides. Le chroniqueur de Salzbourg est conscient du mal d’un tel déchirement de l’Empire et écrira : « Ô quelle avidité déplorable parmi les princes chrétiens, entre l’armée et les vassaux. Ô cruauté inouïe. Pour la première fois, la fureur des rois s’est répandue jusque dans les lignes de combattants éloignées ». Les flèches des coumans provoquant bien vite une hécatombe dans ses rangs, Ottokar II est contraint, plus tôt que prévu à une charge. Emporté avec toute la magnificence du combattant de foi, il refoule très vite les ennemis jusque dans leur camp. Un de ses vassaux ira même jusqu’à désarçonner Rodolphe Ier, qui tombe dans un ruisseau et ne sera sauvé que par le reliquat de sa dernière unité. Trois heures de massacres s’ensuivirent : « Là où les épées et les coups, les haches et les lances de guerre touchèrent les heaumes ornés, des étincelles jaillirent telles des éclairs et des entrailles humaines furent projetées au sol avec une rage inhumaine ».

Le génie pragmatique du Habsbourg triomphe finalement et, vers la douzième heure, les soixante chevaliers camouflés surgissent par le flanc et assoient la victoire du roi des Romains : « Ô surprise. Le peuple guerrier du roi de Bohème apparut à bout de force et lorsque de nombreux hommes dans ses rangs furent terrassés, ils prirent la fuite dans la hâte et le désordre ». Ottokar II reste seul en ce début d’après-midi, entouré de ses servants de lance et de ses plus fidèles vassaux. Il est attaqué par un groupe de chevaliers, sans doute ses anciens alliés germaniques, dont la félonie écartera le nom de l’Histoire. Les fouilles réalisées en 1976 en la cathédrale Saint Guy de Prague, où il repose, montreront que le crâne du roi de Bohême a été entièrement fendu en deux. Cet acte barbare, bien éloigné des vertus chevaleresques est déploré par le récit de Salzbourg, qui clôture son récit par : « Ô quel manque d’égards envers le roi, quelle injure lui a-t-on faite là ».

 

La naissance du nouveau visage de l’Europe

Rodolphe Ier a-t-il réprouvé le traitement réservé à Ottokar II sur le champ de bataille ? Sans doute. Pourtant, nécessité faisant loi, il exposera le corps de son rival durant trente semaines à Vienne en signe d’avertissement. Afin de mettre un terme à l’unité slave qui s’est formée grâce à Cunégonde de Slavonie, il marie son fils Rodolphe et sa fille Gutta aux enfants des souverains bohémiens et s’installe depuis Vienne comme un roi de paix. Confronté aux incessantes luttes de pouvoir qui l’opposent aux Luxembourg et aux Wittelsbach, le roi des Romains ne réalise jamais le voyage qui devait le voir sacrer empereur du Saint-Empire romain germanique. En revanche, il acte, malgré la parenthèse d’Albert de Nassau de 1292 à 1298, l’établissement de vingt Habsbourg à la tête de l’Empire.

Clin d’œil de l’Histoire, un reporter bien connu du (Petit) XXème siècle rendra bien des services au pays d’un certain Muskar XII en retrouvant un sceptre d’Ottokar surmonté d’un pélican rappelant un aigle Habsbourg.

 


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