Pierre d’Herbès : « L’OPA américaine sur Latécoère est un symbole de dépossession de notre patrimoine industriel »

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Une des usines du groupe Latécoère est implantée sur la zone d'activités de Montredon à Toulouse

Pierre d’Herbès est consultant en affaires publiques et spécialiste des questions liées à l’intelligence économique et stratégique. Il revient sur la vente du groupe d’équipementier aéronautique français Latécoère à un fonds d’investissement américain et pointe du doigt l’abandon de l’État dans cette affaire.

 

Qu’est-ce que le groupe Latécoère ?

Latécoère est un des symboles forts de la France pionnière dans le secteur aérospatial. Pierre-Georges Latécoère fut le premier avionneur français. L’une des branches de la société est à l’origine de la création de l’« Aéropostale » qui deviendra Air France. Outre la symbolique, Latécoère est devenue une entreprise importante dans la Base Industrielle et Technologique de Défense française (BITD). C’est une entreprise de taille intermédiaire (ETI) de portée multinationale (5000 employés dont 3000 en France) travaillant avec les grands maîtres d’œuvres mondiaux tels Airbus ou Dassault mais aussi Boeing, Mitsubishi et Embraer. C’est un fournisseur de rang 1, un sous-traitant spécialisé en aérostructures et systèmes d’interconnexion, la carapace et le système nerveux des aéronefs. Le groupe se situe sur un échelon stratégique « faible » mais stratégique quand même. Pour vous donner des exemples concrets, Latécoère est partie prenante dans la construction de l’avion militaire de transports multirôle Airbus 400M (pour les systèmes d’interconnexions), de l’avion de chasse Dassault Rafale (pour une partie du fuselage) mais également des satellites militaires français opérés par le Centre national d’études spatiales (pour les harnais d’alimentations).

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Par ailleurs, Latécoère est une entreprise très dynamique en recherche et développement (23 brevets en 2018). Parmi ses innovations, on trouve les technologies photoniques et plus particulièrement la LiFi, une technologie photonique qui se positionne comme un suppléant voire une alternative à la Wifi d’ici 10 ans. La caractéristique de cette nouvelle technologie est sa vitesse très importante : jusqu’à 160 fois le débit Wifi ! Sa bande-passante gratuite et abondante lui confère également des applications et des capacités de déploiements commerciaux civils très prometteurs. Ce n’est pas la seule entreprise sur cette technologie mais elle conforte la nette avance de la France dans le domaine.

 

Le fonds américain Searchlight Capital Partners (SCP) a annoncé vouloir racheter Latécoère. Pourquoi voyez cela comme un « scandale » ?

Le scandale se situe sur trois volets : social, industriel et souverain. Un changement de propriétaire pourrait aboutir à des plans sociaux comme cela a été le cas pour Alstom. Au niveau industriel, en perdant la main mise sur l’entreprise, la France risque de perdre une partie de ses savoir-faire industriels. A long terme, le premier risque est la perte de cohérence de la BITD française en aérospatiale. A moyen comme à long terme, la France s’expose au passage de certains composants centraux de ses aéronefs, civils comme militaires, sous la norme International Traffic in Arms Regulations (ITAR) américaine. Cette dernière est la norme d’extraterritorialité juridique permettant au gouvernement américain d’effectuer des audits ou de bloquer la vente et/ou l’utilisation de n’importe quel produit fini ou plate-forme comprenant au moins 25% de technologie américaine ou une technologie considérée comme sensible.

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La vente de Latécoère n’est pas une simple perte industrielle mais participe à un jeu de dominos pouvant avoir des conséquences très importantes. Par exemple, les Américains ont bloqué pendant plus d’un an la vente de rafales à l’Egypte car ils ont refusé de voir passer sous pavillon égyptien des missiles de croisière – qui faisaient partie du package – car comprenant des éléments américains…

 

Et sur Searchlight ?

Sur Searchligth en particulier tout n’est pas net. Le fonds d’investissement américain est spécialisé dans la High-Tech. L’annonce de l’OPA à hauteur de 75% du capital est annoncée en juin 2019. Le problème de la société réside dans la gouvernance opaque depuis 2015. Cette opacité a été dénoncée en 2018 par le fonds français La Financière de l’Echiquier (LFDE), présent également au capital de Latécoère. La LFDE a notamment contesté la directrice générale imposée par les Fonds, Yannick Assouad qui se distingue par une très forte emprise américaine.

Précisons que Searchlight détient dans ses investissements la société Global Eagle, concurrente de Latécoère en Amérique du Nord et que le « Founding Partner » de Searchlight, Oliver Haarmann  est un ancien « Partner » du fonds KKR, réputé être un fonds écran de la CIA via son dirigeant David Petraeus.

 

Une autre solution était-elle envisageable pour le groupe ?

Il existait d’autres solutions : privilégier la liquidité des titres et les petits porteurs ou encore une prise de participation plus décisive de l’Etat notamment via la Banque Publique d’Investissement (BPI). Une nationalisation temporaire peut être envisagée. L’idée de faire racheter Latécoère par des groupes comme Safran et Thalès a également été avancée. Pour autant ces derniers ont refusé. Pour quelles raisons alors même que la BITD française cherche à se consolider ?  La réponse se situe en partie dans le manque de frappe capitalistique de l’État et des fonds. Aux Etats-Unis c’est sur l’épargne que les fonds de capital-risque fondent leur puissance, de la même manière les Fonds souverains norvégiens ou arabes se fondent sur leur rente pétrolière afin d’asseoir leur force de frappe considérable. En France l’épargne est évaluée à des centaines de milliards d’euros, elle est immense. Pourtant, elle est dormante alors qu’elle pourrait être employée à des fins utiles. 

Récemment, la loi PACTE – via ses dispositions sur l’assurance complémentaire – semble prendre en compte cette problématique en permettant aux assureurs d’utiliser cette manne de l’épargne française. Sera-t-elle utilisée à des fins souveraines en prenant en compte de manière intégrale les problématiques liées à l’intelligence économique ? C’est une autre affaire. A suivre donc.

 

Aux vues de cette opération, peut-on dire que l’état français abandonne notre industrie ?

Il l’abandonne de facto depuis des décennies. Latécoère est un renoncement dans la droite ligne des Alstom, Chantiers de l’Atlantique, Technip, Pechiney, Arcelor, Alcatel… Ces cas emblématiques ne constituent que la face visible de l’iceberg de nos nombreuses PME et TPE pillées ou bien abandonnées sur les marchés étrangers sans soutien vraiment efficace. C’est un autre problème mais il y a un continuum. Le cas Alstom a été un électrochoc. Tout comme a été l’élection de Donald Trump qui a fini par assumer très clairement les pratiques américaine depuis 30 ans. Les élites françaises se sont alors partiellement réveillées mais tard, mal et surtout insuffisamment. 

Le cas Latécoère est édifiant. C’est un sous-traitant très spécifique. Il n’est pas aussi sexy qu’un Airbus ou qu’un Dassault mais cela n’enlève rien à son importance ; pourtant la polémique n’a éclaté médiatiquement qu’il y a un peu plus d’un mois et politiquement depuis deux semaines alors même que la volonté d’OPA était annoncée depuis juin et le feu vert a été donné par l’Autorité des marchés financiers (AMF) fin octobre. Imaginez alors la situation de PME ou TPE très innovantes mais manquant de visibilité et qui se font racheter par des fonds étrangers. La grande majorité des investissements directs à l’étranger (IDE) en France ne sont pas contrôlés et ce pour des raisons avant tout idéologiques. Le dispositif des investissements étrangers en France (IEF) mis en place par Montebourg  n’est pas une institution disposant des moyens ou des prérogatives comme le CIFIUS, l’organe de surveillance des IDE américain, dont le radar et la vivacité sont redoutables.

 

Face à cela quel est l’avenir de l’aéronautique et plus largement de l’industrie française ?

C’est une question assez large ! Une prise de conscience, même insuffisante, est à l’œuvre. Espérons qu’elle s’affirme. La France garde un substrat de volonté d’autonomie qui la pousse à relativement limiter la casse dans les industries stratégiques mais sans vision ni véritable volontarisme de la part de l’État. La BITD française demeure solide mais ce type d’événement est de nature à la fragiliser et d’autres problématiques sérieuses s’imposent à elle… Dans un monde en proie à un réarmement de plus en plus offensif, sauvegarder notre BITD est crucial !

Certains Etats sont aujourd’hui en mesure de contester et d’égaler la puissance militaire et technologique occidentale voire à la surpasser dans certains domaines. Des pays comme la Chine et la Russie, et leurs clients, sont aujourd’hui capables de refuser l’accès à leurs territoires ou à d’autres théâtres d’opérations. Cela remet en cause nos capacités de projections de force et de puissance dans toutes les dimensions (terre, mer, air, espace, cyber). A l’avenir les théâtres d’opération seront de moins en permissifs et un retour à la guerre « conventionnelle » et de haute intensité n’est plus exclue par les états-majors. 

Une BITD compétitive et totalement souveraine sera un préalable fondamental pour que la France puisse tenir son rang. Celle-ci nous permettra de  rester technologiquement en pointe, tout en augmentant drastiquement le volume de nos forces et de nos matériels actuellement taillés pour des conflits de moyenne à basse intensité et asymétriques. Dans le cas contraire, la France fera face à un déclassement militaire et par voie de conséquence, un déclassement diplomatique et politique à l’horizon 2050 probablement.

 


Propos recueillis par Charles de Blondin 

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