Gérard Depardieu dans Cyrano de Bergerac (1990) de Jean-Paul Rappeneau. Image d'illustration

Depuis plusieurs décennies, le vouvoiement est en net recul en France et laisse la place au tutoiement. Quelle est l’histoire et la réalité de cette pratique très française ?

 

Pourquoi se vouvoie-t-on ? Pourquoi devons-nous vouvoyer ? Jugé snob, de moins en moins employé, presque honteux, le vouvoiement, particularisme de la langue française, tend à disparaître. Conservée dans certaines professions, encore préservée dans les universités, presque abandonnée dans les collèges et lycées, bannie des cercles familiaux et vouée à la rigolade dans les réunions amicales, cette pratique doit être pleinement décryptée, pour être mieux comprise.

 

A propos de ce « vous » d’abord chassé, aujourd’hui raillé

« Rien n’est plus réfrigérant que de dire « vous » à quelqu’un qui vous tutoie » osait Sacha Guitry (1885-1957). Il avait tort, car il n’est, en définitive, pas de plus grand respect que de faire entendre la considération que l’on porte à la personne à laquelle on s’adresse. En effet, si nous avons aujourd’hui tendance à accorder au moindre passant l’autorisation de nous tutoyer, c’est parce que nous sommes saisis d’une peur sociale, celle d’être pris pour un être hautain, qui ne serait pas en phase avec le sacro-saint esprit égalitaire du temps. L’égalité ne doit pourtant pas être poussée jusqu’à l’adresse entre les Hommes, cela pour la simple et bonne raison qu’elle est la marque première du respect et de la considération que nous nous portons les uns aux autres. En nous vouvoyant, nous nous transmettons en un éclair le signal que nous appartenons à une entité commune : les âges ont voulu appeler cela la France.

Mais au fait, depuis quand nous vouvoyons-nous ? Comme il est d’habitude, ce particularisme linguistique nous vient de Rome. Après la division de l’Empire romain entre Orient et Occident par Dioclétien (284-305) en 286, c’est une nouvelle organisation politique qui fait apparaître l’usage. Chacun des deux Augustus étant secondé d’un Caesar, lorsque l’un des quatre plus hauts dirigeants de l’Empire souhaite s’adresser au nom de ses pairs, il emploie la première personne du pluriel. Pour montrer que l’on répondait bien aux quatre personnages, il était donc de rigueur de répondre à la deuxième personne… du pluriel ! Marque d’éminent respect, le vocable « vous » devint donc l’usage des réponses apportées aux autorités, quelles qu’elles soient. Comme nous le verrons, car c’est ce qui fait son plus bel apanage, la France, son droit et sa littérature, se sont saisis de ce nouveau canon et en firent toute sa singularité. Cela eut cours, jusqu’à la rupture…

Le 11 novembre 1793, après seulement quatorze mois de République, le député Claude Basire (1764-1794) se présentait à la Convention et exhortait à promulguer une loi interdisant le vouvoiement dans l’espace public : la Révolution poursuivait sa rupture avec l’Ancien Régime jusqu’au langage de ses victimes. Accueillie par Robespierre (1758-1794) mais rejetée par la Convention, cette proposition tendait à élargir à tous le décret dit « sur le tutoiement obligatoire » interdisant le vouvoiement dans l’administration. Hélas, le pouvoir exercé sur les mœurs par la loi des suspects et par la toute-puissance de la Terreur condamna l’usage partout, marquant politiquement le vouvoiement.

 

« Foutez-moi le camp ou j’te tape ! »

C’est donc depuis la Révolution et par son long prolongement jusqu’à nos jours que nous vient cette situation tout à fait délicate : par crainte, les Français ne savent quel vocable employer pour s’adresser les uns aux autres. C’est d’ailleurs bien souvent par la farce que les arts, et notamment la comédie, traiteront le sujet. S’il faut bien reconnaitre l’excellence de Louis de Funès (1914-1983) à ce sujet dans des scènes cultes du Tatoué (1968) ou de Hibernatus (1969), il n’en résulte pas moins que la question demeure irrésolue.

Alors, quelle adresse, singulière ou plurielle, devons nous utiliser pour enfin en terminer avec cette question ? Joachim Du Bellay (1522-1560) déjà, dans sa monumentale Défense et illustration de la langue française, apportait une réponse. Il démontrait au chapitre « Exhortation aux Français d’écrire en leur langue avec les louanges de la France » que le respect de notre mode d’expression était partie prenante de celui de notre identité, cela car « la même loi naturelle qui commande à chacun de défendre le lieu de sa naissance nous oblige aussi de garder la dignité de notre langue ».

Bien sûr, certains des mots, parmi les plus beaux du monde, ont eu pour support le singulier. L’adresse médiévale des vassaux aux seigneurs, du peuple aux évêques, des pairs au roi, consacre un charme certain, qu’il nous appartient de considérer. Il ne doit cependant plus être celui de notre époque, pour la simple et bonne raison que ce langage était celui d’un peuple ayant un dieu. Preuve en est le langage de Jeanne, qui s’adressait sans peine aux grands du monde, portée par le « langage des anges ». Cette adresse-là, qui est langage de France, est si l’on en croit Alain-Fournier (1886-1914), le « français du Christ ». En ces temps-là, l’Arche d’Alliance consacrée en terre de France permettait la beauté singulière de l’adresse simple. Les orages de notre temps ne nous le permettent plus : l’heure est à l’exemple par l’exception, et donc au vouvoiement.

 

« Vous avez encore l’âge de l’espérance, comte Silve de Pikkendorf »

Plus qu’une habitude, un effet de style, une vaine tentative d’exister, se vouvoyer, c’est être conscient d’appartenir au glorieux mystère qu’est la France. C’est partir sur le cheval d’une de ces envolées de verbe, qui sont les envolées de nos vies, sur les traces du Pikkendorf que nous sommes tous. Jean Raspail (1925-2020) nous a légué une raison qui ne peut souffrir d’être contestée : « S’il existe en français, pour s’adresser à autrui, deux pronoms personnels […], c’est que notre langue se plaît à certaines nuances qui sont les bases de la civilité ». Se vouvoyer relevant ainsi de l’acquisition du droit de cité dans la maison France, cela revient à s’inscrire dans la continuité pluriséculaire de notre pays. Car le vouvoiement, c’est le langage des chevaliers du Haut Livre du Graal, partis en quête de Dieu et répondant à ceux qui les interrogeaient « Allez là où nous avons été, et vous saurez le pourquoi de la chose ».

C’est celui, sous la plume de Voltaire, du comte d’Anterroches à Fontenoy, répondant à l’anglois « Monsieur, nous ne tirons jamais les premiers, tirez vous-mêmes ! ». Celui de l’Empereur à un officier russe à Austerlitz, lui assénant magistralement : « Calmez-vous jeune homme, et sachez qu’il n’y a pas de honte à être vaincu par les Français ». Enfin, et de toute éternité, c’était le vouvoiement de Louis XVI, s’adressant à son bourreau ainsi : « Je prie Dieu pour que le sang que vous allez répandre ne retombe pas sur la France ».

Le vouvoiement, c’est le panache français, c’est la simplicité dans la sophistication, c’est la fureur d’une adresse particulière, élevée au-dessus des autres car destinée à un peuple se voulant toujours plus grand. Parler, c’est vivre. Parler correctement, c’est vivre dignement. Être digne, c’est déjà être français. Le vouvoiement c’est la France ; Français, vouvoyez-vous !

 


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1 thought on “Le «vouvoiement» : histoire d’un panache français

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