A Zatoka, dans l'oblast d'Odessa, deux missiles russes se sont abattus en août 2022. ©Charles de Blondin

REPORTAGE. Après 6 mois de guerre*, les villes d’Odessa et de Mykolaïv s’adaptent au conflit. Autrefois prisées par les touristes pour leur accès à la mer Noire, elles ne sont aujourd’hui plus que l’ombre d’elles-mêmes.

 

Les alarmes retentissent une nouvelle fois à Odessa. Mais les fidèles de la cathédrale de l’Assomption de la Bienheureuse Vierge Marie ne semblent pas s’en soucier. Dans cette bâtisse du XIXe siècle, remplie de fidèles, l’heure est d’abord à la prière et au recueillement. La guerre est proche et pourtant, le désir de « vivre comme avant » demeure fort.

 

Des carcasses de blindés russes sont exposées dans le centre-ville de Kiev en août. ©Charles de Blondin

 

Quelques jours en arrière, nous arrivions depuis Kiev dans l’oblast d’Odessa. La ville méridionale et sa région furent abondamment bombardées dès les premiers jours du conflit. A peine arrivés, nous décidons de faire un détour par la petite ville touristique de Zatoka. Son pont ferroviaire, véritable nœud logistique stratégique reliant à la Roumanie, fait l’objet d’attaques russes. De nombreux pâtés de maisons y sont totalement détruits, certains seulement quelques jours avant notre passage. Aux abords de la ville et du pont, les soldats sont particulièrement méfiants, et les barrages sont nombreux. La fouille de notre voiture est de rigueur : certains nous soupçonnent même d’être des espions russes !

 

Face aux risques de bombardements, les statues sont protégées d’éventuels dégâts collatéraux. ©Charles de Blondin

 

Odessa, une ville marquée par la guerre

En ce dimanche les rues de cette ville portuaire sont désertes. Avec la guerre, les touristes ont fui cette station balnéaire fondée ex nihilo en 1794 par Catherine II de Russie et le Français Armand-Emmanuel du Plessis, duc de Richelieu. Tous deux bénéficient d’une présence conséquente dans la ville mais la célèbre place où trône fièrement celle du Duc est fermée au public. Et pour cause, elle est la porte d’entrée du port d’Odessa, lui aussi fermé d’accès. Quelques semaines auparavant, l’attention du monde entier était rivée sur les cargos de blé ukrainien, bloqués sur ses docks. Impossible également d’accéder aux célèbres 192 marches de l’escalier du Potemkine, devenu célèbre grâce au tournage du film « Le Cuirassé Potemkine », en 1925.

 

De nombreuses casemates viennent ponctuer la route entre Kiev et Odessa. ©Charles de Blondin

 

Traumatisée par l’invasion russe, plus de la moitié de la population a fui la ville au printemps. Mais le quotidien a repris ses droits. Aujourd’hui, les habitants continuent à vivre au rythme des alertes. Les chauffeurs de bus touristiques, qui tournent autour du grand théâtre d’Odessa, bien reconnaissables à leurs formes originales, sont presque vides. Rares sont ceux qui effectuent encore des rotations touristiques, au grand dam de leurs chauffeurs. « Les touristes qui font des circuits sont généralement des Ukrainiens ayant fui leur région et profitent de s’être installé dans la ville pour visiter » nous explique Katya, docteur en langue anglaise et professeur associé à l’Université Nationale d’Odessa, qui nous accompagne. D’origine russe mais profondément ukrainienne, elle s’inquiète du mouvement de dé-russification opéré par le gouvernement et craint que la statue de Catherine II de Russie ne disparaisse.

 

Malgré les températures de saison, les plages d’Odessa sont vides. ©Charles de Blondin

 

A l’Est d’Odessa, on trouve les plages de la ville et leurs restaurants habituellement bondés et déserts cette année. Auparavant, la ville accueillait jusqu’à plusieurs millions de touristes en haute saison. Les touristes ont laissé la place aux mines installées par l’armée ukrainienne : placées là dans l’éventualité d’un débarquement russe au plus fort de l’avancée des troupes moscovites sur le territoire ukrainien en février dernier. Désormais, des panneaux « Danger ! Mines » interdisent l’accès à ces plages. Pour pallier ce manque, certains irréductibles Odessites étendent leur serviette de plage sur le bitume et bronzent.

 

La « Marseille d’Ukraine »

L’histoire de la ville, grande station balnéaire, est riche. Ses surnoms sont nombreux et flatteurs : la « Perle de la mer », la « capitale du sud », la « capitale de l’humour », la « Palmyre du Sud » ou encore la « Marseille d’Ukraine ». Ils témoignent tous du prestige de la ville dans l’histoire de la région. D’abord port franc de 1819 à 1858, la ville devient un important port de commerce et accueille une base navale durant l’ère soviétique. L’architecture historique de style méditerranéen est fortement influencée par les styles français et italien avec un mélange d’Art nouveau, de renaissance et de classicisme.

 

Des sacs de sable sont entassés dans les couloirs du métro à Kiev. ©Charles de Blondin

 

La beauté méridionale de l’architecture subsiste. Le prestige de la ville, qui était encore récemment sous blocus de la flotte russe, demeure ; mais sans que la haute saison ne remplisse et ne fasse fonctionner l’économie locale. Les hôtels sont vides. Seuls les Ukrainiens occupent l’espace et profitent de l’atmosphère estivale, ainsi que quelques journalistes en quête d’exclusivités. « Autrefois, le monde entier, en particulier les Russes et les Turcs, venaient dépenser leur argent le temps d’un week-end ou de quelques jours dans la ville. Mais maintenant, c’est terminé » nous explique Katya.

La ville accueille officiellement 90 000 réfugiés venant de la zone de Kherson. « Ce chiffre est sous-estimé » rétorque Sergei Kostian , qui gère The Way home, une association venant en aide aux familles de réfugiés. D’origine russe, et arborant une coiffure de cosaque, Sergeï est arrivée à l’âge de 3 ans en Ukraine. Son cœur appartient désormais à son pays d’adoption dont il accueille les réfugiés en provenance de Kherson et Mykolaïv. « Grâce à l’entraide, nous avons pu accueillir des milliers de réfugiés. La majorité de nos dons proviennent de grandes associations » nous indique-t-il. Hommes, femmes, enfants, la structure peut accueillir 45 personnes et dispose de 16 centres dans l’oblast dont quatre à Odessa. Julia, une des réfugiés accueillis nous raconte son histoire. Sa prunelle, livide et hagarde, est celle de ceux qui en a trop vu. « Je devais partir pour sauver mes enfants » nous dit-elle. Avant d’ajouter, fataliste : « Je ne sais pas ce qu’il adviendra dans le futur ».

 

Un calme en trompe l’œil

La légèreté de l’atmosphère de la ville contraste avec la guerre qui se poursuit à une centaine de kilomètres de là. Dans un jardin du centre-ville, des enfants réalisent une chorégraphie sous le regard attendri de leurs parents. Ils apportent de la légèreté au quartier dont les bars et restaurants sont ouverts et à la recherche de clients. Les passants marchent tranquillement et les jeunes gens, déambulent, consomment et s’attablent en petits groupes. Tout semble faire oublier les combats qui saignent le pays. Mais, par-delà cette artificielle festivité, les regards sont fermés, les traits sont tirés.

 

Certains drapeaux ukrainiens ornent le local d’Alexander à Odessa. ©Pierre d’Herbès

 

Parallèlement, la ville subit de plein fouet la crise économique. A peine sommes-nous attablés dans un bar que le directeur de l’établissement s’enquiert de nos moyens de paiement. « Aujourd’hui, nous n’acceptons que le paiement en espèces » nous prévient-il. Dans ce pays en guerre, les espèces sont rares et très recherchées. Quelques jours plus tôt, à Kiev, les distributeurs de billets plafonnaient nos retraits à 500 Hryvnia (équivalant à 13,50€). L’objectif ? Limiter l’inflation en réduisant les retraits d’argent.

 

Une ville en posture de défense

Le contraste entre la guerre et le calme qui règne dans la ville est perturbant sans être surprenant. Même la guerre ne peut venir à bout de la vie quotidienne. Odessa n’en contribue pas moins à l’effort de guerre. Certains habitants participent de manière active au conflit. Katya nous emmène dans une rue assez calme d’Odessa non loin du port à la rencontre d’Alexander**, un ancien guide touristique reconverti dans l’aide humanitaire. De l’extérieur, rien ne laisse présager l’existence de ses locaux pourtant célèbres dans tout le pays. Et pour cause, la localisation est tenue secrète, le lieu étant considéré par les Ukrainiens comme un objectif militaire. Avec d’autres amis, Alexander a décidé d’aider les Ukrainiens, civils ou militaires, qui manquent de matériels. Le but est bien d’équiper tous les volontaires qui partent combattre l’armée russe.

 

Du matériel de protection est stocké par les volontaires. ©Pierre d’Herbès

 

Couvertures, kit de premiers secours tactiques, médicaments, équipements de camouflage, protections balistiques, détecteurs de métaux : les installations disposent de l’ensemble du matériel nécessaire à un combattant, les armes à feu en moins. « Nous recevons du matériel et de l’aide du monde entier, dont la France. Le plus gros des dons provient de Pologne ». Alexander insiste : l’immense majorité de son matériel est issue de dons privés. « Chaque demande est étudiée et nous fournissons le matériel gratuitement à ceux qui nous le demandent. De nombreux soldats manquent de tout. Nous sommes là pour les aider » nous explique-t-il. Alexander revendique ainsi avoir équipé plus de 7 000 combattants : un record en Ukraine.

 

Une affiche du président russe Vladimir Poutine dans le local. ©Pierre d’Herbès

 

Avec des dizaines de milliers de morts, disparus ou blessés, Kiev paie le prix d’une guerre de haute intensité. La guerre est totale, du côté ukrainien. La stabilisation du front depuis plusieurs mois avait participé à la violence des combats. Au moment où nous nous y trouvons, les deux camps souhaitaient « relancer » la guerre de mouvement et se livraient à des duels d’artillerie pour écraser les positions et les arrières logistiques adverses. « Certains soldats souffrent psychologiquement du décalage avec le front lorsqu’ils reviennent pour leur permission » nous précise Katya. « Mais nous ne pouvons pas nous empêcher de vivre normalement. C’est ce qui nous fait tenir ». Quelques jours après notre départ, l’Ukraine lançait une offensive dans la région de Kherson, suivi plus tard par l’offensive de Kharkov.

 

Mykolaïv, une ville aux portes du front

A quelques dizaines de kilomètres d’Odessa, se trouve la ville de Mykolaïv, aux abords de la mer Noire. C’est la dernière ville avant le front qui ne se situe qu’à une vingtaine de kilomètres. Malgré la guerre, la route M14 est relativement facile d’accès et se trouve être en parfait état. Sur le trajet, des dizaines d’Ukrainiens profitent de la chaleur de cette fin du mois d’août pour se baigner. De quoi mettre le conflit de côté le temps d’une après-midi. Sur plusieurs dizaines de minutes de trajet, des centaines de camions végètent sur le bas-côté, attendant de rentrer dans un entrepôt. Très vite, nous sommes de nouveaux seuls sur la route, un calme entrecoupé par le passage des voitures se dirigeant vers Odessa. Plus tard, nous traversons un hameau plein à craquer de camions qui nous coupent la voie. Autour de nous passent locaux et voyageurs qui se dirigent vers les rares commerces du lieu. Puis passent des militaires bedonnants, armés jusqu’aux dents et fiers d’exhiber leur matériel.

 

Malgré la guerre, le zoo de Mikolaïv est ouvert au public. ©Charles de Blondin

 

La ville surprend par son calme oppressant. Dans la plupart des quartiers, c’est une ville morte. Hormis les voitures qui circulent sur les grands axes, les habitants se font rares. Sur la place de la mairie, des barrages et des obstacles antichars sont dressés. Un convoi passe et puis plus rien. Quelques personnes sortent d’un supermarché barricadé ; des palissades en bois ont été apposées sur les fenêtres pour les protéger d’éventuels souffles d’explosions. « La moitié des habitants de Mykolaïv a quitté la ville » nous indique Cyril, un habitant resté sur place. « Dans cette église, il n’y a plus que quelques dizaines de paroissiens qui s’y rendent encore » nous raconte-t-il en nous montrant une église luthérienne. « La plupart de ceux qui ne sont pas partis n’en avaient soit pas les moyens soit n’avaient pas de familles chez qui résider en Ukraine » précise ce professeur d’économie qui a choisi de rester, « car la situation est encore tenable ». La ville est régulièrement frappée par l’armée russe ; mais les bombardements ne sont pas très intensifs. Les destructions sont bien présentes, et au cœur du centre-ville, sans être très nombreuses. La majorité des frappes se concentrent dans l’arrière-pays.

 

L’église luthérienne du Christ-Sauveur à Mikolaïv. ©Pierre d’Herbès

 

A la sortie de la ville, en direction de Kherson, les barrages de l’armée se multiplient. Les traits durs, et les expressions méfiantes, les soldats contrôlent les véhicules pendant que d’autres se reposent dans leurs casemates. Des mannequins habillés de treillis y sont aussi positionnés, tels d’immuables gardiens. Les panneaux de propagande, et de recrutement, à la gloire de l’armée jalonnent les bas-côtés des routes et des avenues.

A Mykolaïv, les alertes sont très fréquentes, jusqu’à rythmer la vie des habitants presque tous les jours. En ce dimanche, celles-ci retentissent alors que nous sommes attablés dans un des rares cafés de la ville encore ouvert. Mis à part deux tables, la terrasse est quasiment vide. La serveuse nous demande, ainsi qu’à quelques clients de rentrer. Les sirènes se dissipent quelques minutes plus tard. Le soir même, un bombardement fera 2 morts et 11 blessés. Un quotidien qui pourrait changer en fonction de l’offensive ukrainienne dans la région. L’esprit de défense semble bien présent, même si plus sobrement exprimé qu’à Kiev.

* A la suite de notre visite fin août 2022
** Le prénom a été changé

 


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