«Le Sabordage de la noblesse» : lorsque Fadi El Hage revient sur les mythes et les réalités d’une décadence
Fadi El Hage, docteur en histoire, est spécialiste de la France moderne. Auteur d’ouvrages remarqués, dont une Histoire des maréchaux de France, une biographie du duc de Vendôme et La Guerre de Succession d’Autriche, il contribue au magazine Guerres & Histoire. Son dernier ouvrage intitulé Le Sabordage de la noblesse revient, comme l’indique le sous-titre, sur le « mythe et (la) réalité d’une décadence ».
L’image diffusée par l’historiographie est la suivante : à la veille de la Révolution, la noblesse et l’aristocratie sont considérées comme décadentes par la plus grande majorité du peuple de France. La conséquence tombera « le 19 juin 1790, quand l’Assemblée nationale constituante abolit par un vote nocturne, en apparence impromptu, la noblesse héréditaire. Un ordre social millénaire venait de prendre fin pour toujours en dépit des protestations de certains de ses membres. » Cette proposition, énoncée par un membre obscur, fut aussitôt appuyée par Charles de Lameth, Gilbert de La Fayette, Louis de Noailles, Mathieu de Montmorency. Ces derniers se firent gloire d’en amplifier le sens et l’étendue. Certains d’entre eux avaient déjà joué un rôle majeur dans l’abolition des privilèges lors de la fameuse nuit du 4 août 1789.
Pour bien définir le cadre de ses travaux, l’auteur explique que la noblesse fut « formée originellement dans le contexte féodal. Elle incarnait depuis le XIIe siècle le second ordre de la société chrétienne. Elle déterminait un rang et une qualité à ses membres, les distinguant des roturiers soit par naissance, soit par anoblissement. » El Hage précise une idée très importante que nous relevons : « A la fin du Moyen Age, les valeurs chevaleresques ne furent plus les seuls fondements de la noblesse qui, de fait, se montra par la suite extrêmement diverse. Elle était loin de former un ensemble cohérent. Au cours du XVIIIe siècle, elle fut de plus en plus assimilée à une entité numériquement faible mais hautement visible par la médiatisation de la cour : l’aristocratie. Celle-ci essentialisa la noblesse dans le public roturier, et même au-delà. »
Initialement, seule la noblesse d’épée existe. Puis la noblesse de robe voit le jour. La première reprochera souvent à la seconde d’avoir payé sa noblesse en espèces sonnantes et trébuchantes, sans avoir eu à sacrifier l’impôt du sang. Concrètement, la noblesse de robe est constituée dans sa majeure partie de descendants de personnes ayant acquis à titre onéreux un office anoblissant dans les finances ou la justice. Précisons que l’opposition entre noblesse de robe et noblesse d’épée ne se montre pas toujours aussi tranchée que cela. Par exemple, il n’était pas rare de voir le fils cadet d’un noble de robe devenir militaire quand son frère aîné succédait à l’office paternel, et de gagner un titre sur le champ de bataille.
Quoiqu’il en soit, n’oublions pas qu’en ce siècle dit des Lumières un acteur important entre sur la scène : l’espace public. Jürgen Habermas décrit ce dernier de la manière suivante : « Le processus au cours duquel le public constitué d’individus faisant usage de leur raison s’approprie la sphère publique contrôlée par l’autorité et la transforme en une sphère où la critique s’exerce contre le pouvoir de l’Etat. » En janvier 1789, Sieyès, ancien chanoine publie, à quelques mois de l’ouverture des Etats Généraux, son pamphlet qui l’introduit dans l’Histoire : Qu’est-ce que le Tiers-Etat ? El Hage note que Sieyès « reconnaît les antagonismes au sein de la noblesse, tout en fustigeant sa caste privilégiaire. » Et ce n’est pas tout, car le futur député du Tiers accuse aussi la noblesse de « former un peuple à part, mais un faux peuple, qui, ne pouvant à défaut d’organes utiles exister par lui-même, s’attache à une Nation réelle comme ces tumeurs végétales qui ne peuvent vivre que de la sève des plantes qu’elles fatiguent et dessèchent. »
Ces questions relatives à l’identité et à la fonction de la noblesse ne datent pas de 1789. El Hage écrit que « tout le XVIIIe siècle fut marqué par des discussions plus ou moins polémiques » autour de ces notions. En réalité, l’auteur considère « qu’en donnant au métier de roi toute sa splendeur et son ampleur, Louis XIV tâcha d’entraîner la noblesse au service de l’Etat en l’attirant à la cour, sous peine de manquer faveurs et élévation, par ailleurs ouvertes à la bourgeoisie montante, pour susciter l’émulation parmi les gentilshommes soucieux de conserver rang et faveur. » Néanmoins, cette politique d’attachement volontariste de la noblesse à la Couronne provoque de sérieux écueils : « L’intégration à la société de Cour dépassait tout, quelle qu’eût été l’ancienneté ou la puissance passée du lignage. »
Effectivement, vivre à la Cour, c’est-à-dire au château de Versailles ou dans un lieu très proche, peut grever le budget d’un individu voire de sa famille tout entière. Les Français d’alors s’endettent parfois lourdement, simplement pour se placer dans l’angle de mire du roi régnant : « La société de Cour était un tonneau des danaïdes pour les bourses des nobles s’y trouvant, d’autant plus vicieuse que quiconque en était exclu, risquait la mort sociale, la fin de la carrière des honneurs. » Pour payer leurs dettes ou augmenter sensiblement leurs revenus, certains nobles, issus des plus vieilles familles de France voire de la famille du roi, se livrent à l’agiotage, à la spéculation financière et boursière avec des fortunes diverses. De temps à autre, des faillites spectaculaires éclatent pour le plus grand plaisir des pamphlétaires et autres contempteurs de la monarchie. Pour résoudre ce problème financier, des nobles acceptent des mariages avec des riches familles bourgeoises, quitte à souffrir le mépris de leurs pairs. Evoquons un aspect fondamental soulevé par la domestication de la noblesse voulue par le pouvoir, qui peut être compréhensible en la replaçant dans le contexte de l’après Fronde : vivre à Versailles éloigne les nobles de leurs terres et de leurs gens. Ils en oublient la réalité vécue par la majorité des Français. Cette vie les coupe donc du Tiers, d’où les rancœurs et les rancunes éclatant à partir de 1789.
Une énième séquelle fâcheuse est relevée avec pertinence par El Hage : « Pour rester sous les yeux du roi, la tentation pour un gentilhomme de faire des entorses au service attendu était palpable, notamment aux armées. » La conséquence ne se fait point attendre : « A ce moment-là, naît un malentendu qui se creuse dans les esprits quant à la définition de l’aristocratie. Le terme, qui relève pour une partie d’une interprétation purement subjective (le noble local pouvait paraître aristocrate selon son comportement et ses fonctions), devient péjoratif lors de la pré-Révolution, assimilée à une caste de privilégiés, ainsi que l’insinue Sieyès. »
El Hage rappelle également, non sans malice, que Louis XIV « s’était entouré de ministres dont il n’avait pas pris le rang ou l’ancienneté du lignage en considération. L’hégémonie française lui avait donné raison. » Toutefois, avec les grandes difficultés apparues en 1711, les opposants critiquent « le gouvernement personnel de Louis XIV et le remettent en cause ». Car contrairement à ce que laissent entendre quelques historiens, les violentes diatribes à l’endroit de la noblesse ne datent pas du XVIIIe. Déjà en 1689, un pamphlet célèbre fut publié sous le titre Les Soupirs de la France esclave qui aspire après la liberté. Cette œuvre fut commise par un protestant ayant quitté la France après la révocation de l’édit de Nantes. Si on peut éventuellement douter de son honnêteté intellectuelle en raison des croyances religieuses qu’il professe et qui s’avèrent en opposition avec celles défendues par Louis XIV, il n’empêche que le mot liberté est déjà présenté comme une revendication politique. Lors de la Guerre de Cent Ans, la noblesse essuyait déjà des critiques à cause de la tournure catastrophique des événements pour le royaume de France.
Le phénomène ne constitue pas en soi une nouveauté ou une originalité car « en période de crise, les élites sont toujours remises en cause dans la légitimité de leur ascendant social. Elles sont censées assurer l’intégrité de ceux qu’elles doivent protéger, défendre les intérêts de l’Etat et du souverain, en somme, justifier leur position supérieure malgré l’égalité naturelle voulue par Dieu. » En 1740, le marquis de Franclieu écrivait que « sous un roi digne et juste on s’efforce d’imiter son exemple ». Cela ne constitue pas un secret : Louis XV aimait les femmes. Il était tourmenté et écartelé entre sa volonté d’être fidèle à son éducation et ses mœurs débridées. El Hage estime « que le roi ne donnait pas l’exemple à sa noblesse qui, elle-même, n’avait plus la référence traditionnelle du souverain pour se montrer irréprochable auprès des autres sujets ».
Pour contrebalancer ce propos, nous disons qu’une partie non négligeable de la noblesse s’adonnait au libertinage sans avoir eu à attendre le mauvais exemple royal. Louis XV était, en dépit de son éducation et des principes attachés à sa personne, un enfant des Lumières. L’illustre aïeul Louis IX, dit Saint Louis, souvent mis en avant par ses successeurs se trouvait en fait à des années lumières… En définitive, ce siècle se caractérise par un libéralisme moral, philosophique et politique dont la société actuelle est l’héritière.
Indépendamment des services qu’elle a rendus par le passé, « la noblesse restait avant tout perçue comme l’incarnation d’un ordre social conférant une position illégitime par le sang, à des hommes et des femmes s’étant juste donné la peine de naître pour reprendre les mots mis dans la bouche de Figaro par Beaumarchais ». L’imprimerie permet de diffuser des idées par « le développement d’une littérature protéiforme alimentant les débats autour de la rivalité entre l’aristocratie d’Etat et les corps intermédiaires (en premier lieu les Parlements), non sans conséquence sur les affaires du royaume ». Comme chacun sait « la bataille des pamphlets fit rage tout au long du siècle dès qu’il y eut dissension politique entre le roi et les Parlements ».
Depuis longtemps, ce conflit entre le roi et ses Parlements anime la vie du royaume de France. Après l’épisode de la Fronde, ou plus exactement des différents épisodes entrés dans l’histoire sous le nom de Fronde ou de guerre des Lorrains, Louis XIV avait mis tout le monde d’accord avec un art consommé de la politique. Les Parlements bien dociles durant plusieurs décennies reprennent sous Louis XV du poil de la bête. Le Bien-aimé remporte, non sans mal, cette bataille contre des Parlementaires désireux de participer plus activement et directement à la vie politique du pays. Ainsi, comme le pense El Hage « le roi, père du peuple, avait impérativement à se positionner face aux pères de la patrie, tandis que se développaient des réflexions politiques et historiques autour de l’histoire de France et du rôle de la noblesse ». Louis XVI commet une erreur funeste en décidant du rappel des Parlements. Suite à ce revirement royal, Maupéou déclame cette sentence prophétique : « J’avais fait gagner au roi un procès vieux de trois cents ans. S’il veut perdre sa couronne, il en est bien le maître. » Nous connaissons tous la fin de l’histoire…
Au cours des années précédant la Révolution, nous lisons que la noblesse souffre d’une très mauvaise image auprès du grand public. Une secousse la frappe de plein fouet, il s’agit de la crise démographique. Les nobles, par choix ou par contrainte, vivent de plus en plus souvent en célibataires. La consanguinité déclenche des ravages dans leurs rangs. D’autres nobles deviennent bisexuels voire homosexuels. Ces états de vie ne profitent nullement à la procréation et ne contribuent donc pas à l’augmentation numérique de cet ordre. De surcroît, les roturiers n’acceptent plus d’être mis à l’écart des postes les plus importants malgré un mérite connu et reconnu. En tout état de cause, des gens compétents ne servent pas la couronne tandis que des incompétents, issus de prestigieuses lignées, obtiennent des places pour lesquelles ils ne disposent pas des qualifications requises. Situation paradoxale, et fondamentalement injuste, qui ne pouvait déboucher que sur un conflit politique de grande ampleur.
El Hage écrit qu’en « 1848, 1968, en France, le feu prit souvent sur le foyer de l’ennui. La jeunesse aristocrate n’était-elle pas dans une léthargie semblable avant la Révolution ? » En effet, il semble révolu le temps où les armées de Louis XIV imposaient leurs puissances aux quatre coins de l’Europe. Toutes ces campagnes ont permis à de nombreux nobles de pratiquer les vertus guerrières, de gagner de l’avancement, des pensions et des gratifications. Sous Louis XVI, la politique internationale change et les diplomates parle plus « d’équilibre européen » que de conquêtes et d’extensions territoriales. Raison pour laquelle plusieurs cadets de vieilles familles épousent avec enthousiasme la cause des Insurgents, sans se rendre compte qu’ils scient la branche sur laquelle repose l’équilibre précaire maintenant la société et leur caste…
En définitive, la noblesse ne sort pas indemne des maux sévissant au XVIIIe siècle. Loin de représenter un bouclier face aux idées nouvelles et aux nouveaux paradigmes sociétaux, elle s’écroule car attaquée de l’extérieur et minée de l’intérieur par de multiples contradictions. Le peuple pouvait pardonner beaucoup, mais il considérait que la ligne rouge avait largement été franchie depuis de nombreuses décennies…
El Hage, avec son brillant essai, se livre à une réflexion pertinente ayant pour objectif de répondre cette interrogation : « Avec cette conscience des cycles et des précédents, comment l’évolution sociale et morale de la noblesse a-t-elle eu finalement raison de l’ordre tout entier ? » Sa réponse se veut circonstanciée et argumentée. Pour lui, la noblesse a, entre autres, perdu son essence en abandonnant ce qui l’a caractérisée depuis sa naissance : l’honneur. A l’aide de documents inédits et d’une analyse minutieuse, El Hage cherche à répondre à sa problématique préalablement définie en évitant tout parti pris pour ne pas succomber aux images d’Epinal, forcément dangereuse quand on veut étudier l’histoire sérieusement.
Pierre-Claude-Victor Boiste avait dit : « La noblesse n’est rien sans la considération. » Il nous paraît évident que la noblesse a souffert d’une imagerie défavorable, pas toujours justifiée – et propagée en grande partie par les sociétés philosophiques – comme le démontre avec brio l’auteur. Ce corps constitué ne sut pas se renouveler en s’adaptant aux nouvelles exigences de son époque sans trahir ses fondamentaux. A force de vouloir justifier son existence aux yeux de la masse, mais aussi des siens, la noblesse a fixé un idéal difficilement atteignable qui l’a mis dans une situation impossible. Elle a déçu le peuple mais s’est en même temps dégoutée elle-même, car de virulentes critiques émaneront de son camp. Citons Antoine de Rivarol d’heureuse mémoire : « Quand les peuples cessent d’estimer ils cessent d’obéir. » Le sabordage de la noblesse participa à l’effondrement de la royauté…