La base antarctique Dumont-d'Urville est une base scientifique française située sur l'île des Pétrels, en terre Adélie. ©Institut polaire français

Les Terres australes et antarctiques françaises (TAAF), où la France assure une présence humaine continue, constituent un vivier pour l’étude scientifique des régions polaires et subpolaires. Au sein de ces quatre districts que sont Amsterdam, Crozet, Kerguelen et Terre Adélie, l’activité de la recherche polaire française se trouve confrontée à des conditions parfois difficiles. Entretien depuis l’Antarctique avec Valentin Guillet, ingénieur dans la base scientifique Dumont d’Urville.

 

Arthur Ballantine : Distantes d’a minima 12 000 kilomètres de Paris, les Terres australes et antarctiques françaises sont encore trop souvent méconnues de la part de nos compatriotes. En quoi ces territoires si particuliers sont-ils essentiels pour la recherche française ?

Valentin Guillet : Les TAAF sont situés dans l’hémisphère sud, et permettent ainsi à la recherche française d’être déployée sur l’ensemble du globe. Ils sont particulièrement isolés des activités humaines et d’une partie de ses pollutions, ce qui en fait des territoires adaptés pour l’étude de l’atmosphère, ainsi que des espèces endémiques et de leurs espaces naturels. L’antarctique emprisonne dans ses glaces l’Histoire du climat, ayant permis de remonter 740 000 ans en arrière. Aussi, l’évolution du climat est plus marquée aux pôles que sur le reste du globe. A ce titre, ces territoires fournissent un poste avancé d’observation de certaines des conséquences déjà visibles du dérèglement climatique.

L’Antarctique pourrait bien être un point de bascule de l’évolution du climat et de la hausse du niveau des océans. Les mesures de terrain sont essentielles. Nous sommes le premier maillon indispensable d’une longue chaîne de traitement et d’analyse des données recueillies sans discontinuer depuis plus de 70 ans. La recherche est un processus long, qui a besoin d’accumuler des données sur plusieurs décennies pour aboutir à des conclusions fiables et rigoureuses. La recherche polaire française est un exemple en la matière. Parmi les plus anciennes dans ces territoires, elle reste, aujourd’hui encore, dans le wagon de tête, en nombre comme en citations de publications scientifiques, malgré des moyens très limités.

 

A.B. : Quelles sont les activités scientifiques développées par la France au sein des Terres australes et antarctiques françaises ? En quoi sont-elles essentielles pour notre pays ?

V.G. : La science menée dans les TAAF se découpe en 4 grands domaines : Premièrement, la physique du globe et les sciences de l’univers. Sur chacune des 4 stations, nous mesurons l’activité sismique et sommes reliés au réseau international, permettant de contribuer de manière opérationnelle à la localisation des séismes, ainsi que de contribuer à l’étude des entrailles de la Terre. Nous étudions également le champ magnétique terrestre, ainsi que l’activité solaire via des détecteurs de particules. Deuxièmement, l’étude du climat et de son évolution. Au travers de programmes de glaciologie et de chimie de l’atmosphère, nous étudions les précipitations, la composition de l’air, la couche d’ozone en stratosphère, la banquise et la calotte antarctique.

A ce titre, plusieurs observatoires fournissent des données mondialement reconnues, notamment pour la mesure de CO2 dans l’atmosphère. Ces données de terrain sont essentielles pour la rédaction des rapports du GIEC. Troisièmement, l’étude du vivant et de son adaptabilité aux changements Nous étudions beaucoup d’espèces, animales et végétales, sur l’ensemble des districts. Certaines espèces sont dites sentinelles, au sens où elles sont très dépendantes des variations de leur écosystème, étant hautes dans le réseau trophique (chaîne alimentaire). Étudier ces espèces bioindicatrices permet d’obtenir un aperçu de l’état de santé global de l’environnement, et de prévoir l’adaptation ou non de ces espèces aux changements (climatiques notamment).

Enfin, les sciences humaines. L’isolement important de nos stations offre un terrain privilégié à l’étude des interactions humaines en milieu fortement contraint. Nous vivons ensemble en vase clos, isolés de nos familles et amis durant 8 à 14 mois, dans un groupe restreint d’individus, avec des conditions météo parfois difficiles. Il n’existe pas beaucoup d’équivalents ailleurs. La station Concordia fait d’ailleurs l’objet d’études conjointes avec l’Agence Spatiale Européenne pour préparer les futures missions vers la Lune et Mars.

Toutes ces recherches ont à la fois un intérêt en soi, par la volonté d’acquérir des connaissances sur le monde qui nous entoure, mais aussi et surtout un véritable intérêt opérationnel. Alerte et localisation des séismes, diagnostic et prévisions de l’évolution climatique, définition d’aires marines protégées pour préserver les espèces. Les enjeux sont immenses et s’étendent bien au-delà des intérêts nationaux. Nos résultats permettent à la France de s’asseoir à la table des négociations concernant notamment le futur de l’Antarctique. En effet, s’agissant d’un territoire de paix et de sciences jusqu’en 2048, il est important de comprendre que son avenir s’écrit dès aujourd’hui, afin d’empêcher les ambitions d’exploitation ou de militarisation du territoire. Ces études permettent aussi de tenir une position de leader dans l’engagement des nations pour l’avenir de la planète face aux défis climatique et d’érosion de la biodiversité.

 

Les scientifiques installent une station de mesure sur le glacier de l’Astrolabe. ©Institut polaire français

 

A.B. : Ces activités méritent un personnel qualifié. Qui sont les chercheurs et agents que vous côtoyez ?

V.G. : A Dumont d’Urville, nous sommes 23 personnes à rester toute une année sur la base, dont 8 mois en isolement total, sans évacuation ni approvisionnement possible. Nous sommes en autonomie complète, livrés à nous même en cas d’urgence. 11 membres, soit la moitié de l’équipe, sont recrutés en tant que Volontaire de Service Civique (VSC) par l’Institut polaire français – les autres membres étant généralement en CDD, ou employés par l’État. Nous sommes 6 scientifiques sur la station, tous VSC. Vétérinaire, écologue, informaticien, glaciologue, ingénieur électronicien et ingénieur opticien, nous sommes responsables de nos programmes de recherche et de leur déploiement sur le terrain. Nous collectons les données, les traitons et les envoyons à nos laboratoires. Nous sommes responsables de la maintenance de nos instruments, soumis à des conditions climatiques parfois dantesques, afin d’assurer une continuité dans les données collectées.

L’équipe technique est composée de salariés de l’IPEV : chef technique, plombier chauffagiste, électrotechnicien, chef centrale, et de 4 VSC : second centrale, menuisier, mécanicien de précision, mécanicien diéséliste. Sans eux, pas de science possible. Ils sont seuls représentants de leur corps de métier sur station, assurent l’entretien des bâtiments et installations, se relayent en quart de jour ou de nuit pour opérer la centrale de production d’eau douce, électricité et chauffage, en plus de leur semaine de travail. Pour assurer la logistique, la météo et les fonctions régaliennes, un chef cuisinier et une boulangère pâtissière (en VSC), un médecin, deux militaires qui gèrent les communications, 3 membres de MétéoFrance, et un chef de district qui représente la préfecture des TAAF sur le territoire.

A nos missions principales s’ajoutent des rôles indispensables en cas d’urgence. Nous sommes tous membres de l’une au moins des équipes de pompiers, de secouristes ou de l’équipe médicale. Il faut pouvoir éteindre un feu ou secourir une personne en cas d’incendie, rapatrier à l’hôpital une personne qui se serait blessée sur le terrain, ou assister le médecin pour opérer un membre de l’équipe en cas d’urgence médicale. L’équipe de VSC est jeune, nous avons de 24 à 31 ans sur notre district, et sommes recrutés pour nos diplômes, nos compétences et notre expérience professionnelle. Chaque membre de l’équipe est indispensable à la vie de la station, et s’engage pleinement dans son métier, avec dévouement et responsabilité. S’agissant des autres stations dans les iles subantarctiques, la situation est assez similaire.

 

A.B. : Quel est l’avenir des conditions et du financement de la recherche polaire française ?

V.G. : L’Institut polaire français est l’agence logistique qui déploie les moyens humains et logistiques permettant de mettre en œuvre les programmes scientifiques – sélectionnés par un comité indépendant – sur le terrain. Elle gère avec beaucoup de réussite, malgré un budget extrêmement réduit de 18 millions d’euros, la station Concordia (avec l’Italie), la station Dumont d’Urville, ainsi que la science dans les îles subantarctiques, et une partie de la station arctique de Ny Alesund. A titre de comparaison, la recherche polaire française déploie autant de scientifiques que la recherche sud-coréenne, avec un budget deux fois et demi inférieur. Cependant, si ce budget parvient à peine à couvrir les dépenses courantes, des défis de taille se présentent. Les stations et les équipements sont vieillissants, alors même que les ambitions scientifiques affichées sont grandissantes, comme le montre la stratégie polaire portée par Olivier Poivre-d’Arvor, ambassadeur chargé des pôles et des affaires maritimes.

Il y a selon nous deux options pour l’avenir de la recherche polaire française. Soit le sujet continue d’intéresser et les enjeux sont compris et acceptés. Une proposition de loi de programmation polaire pour la période 2024-2030 avec un budget de 450 millions d’euros a été remise en mains propres à Elisabeth Borne en juillet dernier par un groupe de députés transpartisans. Si elle rentrait à l’ordre du jour de l’Assemblée Nationale, cette loi pourrait résoudre une grande partie des problématiques rencontrées, et pérenniser la recherche polaire française, en la finançant à la hauteur des ambitions annoncées. Soit, inversement, le sujet n’intéresse plus et il nous faut abandonner nos positions dans les TAAF. Il s’agit là d’un choix de société, d’une réponse de la France à la question : « Voulons nous poursuivre nos recherches aux pôles ou abandonner nos positions ? ».

Bien que convaincus de l’importance de ces résultats et de tout ce qui se joue aux pôles, nous ne pouvons pas trancher seuls cette question. Nous pouvons cependant alerter sur la manière dont se fera ce désengagement. Il s’agirait en effet de réduire les activités et de démanteler progressivement les stations, ce qui demande un investissement financier conséquent. Pour cela, il faut s’intéresser de près au sujet. Une autre manière de faire, qui serait délétère, serait de se désengager du sujet lui-même. En sous-finançant les activités, les ressources matérielles et humaines sur place – dans une situation où l’Institut polaire français, constitué de passionnés, mettra tout en œuvre pour poursuivre un maximum de programmes – pourrait conduire à des situations dangereuses.

 

Une colonie de manchots empereurs aux abords de la base Dumont d’Urville. ©Institut polaire français

 

Une station vieillissante, un sous-dimensionnement de certains équipements de sécurité, un isolement absolu, des ressources humaines et techniques très limitées, des conditions climatiques extrêmes, il y a tous les ingrédients d’une catastrophe si le sujet est délaissé. La recherche polaire française se trouve face à un choix qui n’est pas totalement entre ses mains. Sur le terrain, isolés, nous n’avons que peu de marge de manœuvre, nous ne pouvons que subir les conditions qui nous sont imposées, ou alerter afin que la situation s’améliore à l’avenir pour nos successeurs.

 

A.B. : Informés d’une perte d’indemnités, vous avez, avec une trentaine d’autres volontaires, mis en demeure l’Institut polaire français Paul-Emile Victor (IPEV) afin d’améliorer vos conditions de recherche. Qu’espérez-vous tirer de ce bras de fer ?

V.G. : Tous volontaires et très impliqués dans notre travail, nous avons accepté d’être peu indemnisés et éloignés des nôtres pour nous engager pour notre pays, pour la recherche polaire, et pour vivre une expérience hors du commun. La perte de 1 600 €, sur un total de 12 000 € pour l’année, nous a été annoncé en juin dernier, sans préavis ni possibilité de négociation. Certains d’entre nous payent encore un loyer et des charges en France. Bien que conscients de la faible marge de manœuvre possible pour l’Institut polaire, après nous être réunis et concerté entre différents districts, nous estimons nécessaire d’alerter et de dénoncer certains abus. Il y a en réalité deux sujets assez distincts.

D’abord un litige juridique et financier avec l’Institut polaire, qui est l’employeur d’une trentaine de VSC dans les TAAF. A la suite d’un dialogue infructueux avec la direction, nous avons décidé avec notre avocat de les mettre en demeure de compenser cette perte financière et de régulariser notre contrat pour qu’elle se conforme à l’emploi et aux responsabilités que nous occupons. Malheureusement, l’Institut nie les accusations et ne souhaite pas répondre positivement à cette demande de régulation à l’amiable. Notre volonté affichée a toujours été de nous retrouver autour de la table des négociations pour obtenir réparation du préjudice. Nous réfléchissons actuellement sur les suites que nous allons donner à ce conflit.

Ensuite se pose un problème d’envergure sur l’utilisation abusive du statut de volontaire de service civique dans le cadre de la majeure partie de nos missions. Que ce soit par le nombre d’heures que nous faisons, le processus de recrutement sur diplôme et expériences – contraire au code du service national –, les responsabilités et l’autonomie auxquels nous sommes confrontés, le travail de nuit, les astreintes explicites ou implicites, le caractère essentiel de nos missions pour la structure qui nous emploie – là aussi contraire au code du service national –, nous estimons que notre engagement correspondent à un travail de salarié et nous demandons la requalification de nos contrats en CDD. Nous échangeons avec plusieurs députés sur ces questions.

Notre souhait est de construire une situation pérenne et d’obtenir une véritable reconnaissance de notre travail. Pour cela, nous souhaitons vivement travailler conjointement avec l’Institut polaire pour défendre nos intérêts auprès des institutions. C’est dans cette démarche que l’IPEV nous a dernièrement proposé de former des groupes de réflexions sur l’avenir de ce statut. Bien que satisfait par cette réouverture du dialogue, nous attendons de l’Institut polaire français une véritable reconnaissance du dévoiement du statut de VSC, et de la précarité relative dans laquelle il nous place (pas de droit au chômage à notre retour, très faible cotisation pour notre retraite etc.).

Nous espérons également une prise de position forte auprès des pouvoirs publics pour modifier notre situation à court terme et obtenir les budgets et rehaussement des plafonds d’emploi nécessaire à l’embauche de 30 personnes sous CDD et non sous contrat de volontariat. La proposition de loi de programmation polaire pour 2024-2030 représente une véritable aubaine calendaire. Nous souhaitons sincèrement que l’Institut polaire s’en saisisse. Une autre possibilité consisterait à adapter les missions au statut de volontariat. Cela réduirait drastiquement l’envergure des missions menées, et accroîtrait les différences de statut sur les stations entre salarié et volontaire. Adapter les contrats aux missions réalisées nous semble clairement à privilégier.

La recherche polaire française s’est menée depuis des décennies avec beaucoup d’engagement et de passion. Nous intégrons pleinement cette lignée et souhaitons rappeler notre volonté de travailler et de nous investir pour ces sujets capitaux. Nous alertons sur la précarisation de notre statut afin qu’une véritable réflexion soit engagée et que des décisions fortes permettent à la recherche polaire française d’être menée dans des conditions pérennes, sécurisantes et satisfaisantes. Nous espérons que notre voix portera suffisamment, depuis nos districts respectifs, pour atteindre nos plus hautes institutions.

 


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