L'orphelinat saint-Joseph a été saisi par la mairie d'un district d'Istanbul. ©Charles de Blondin

La mairie d’un district d’Istanbul se lance le défi de récupérer totalement une propriété du XIXe siècle, jadis offerte par les Ottomans à l’Empire français : l’orphelinat saint-Joseph. Une histoire qui révèle un véritable jeu d’échec mêlant le système judiciaire et les enjeux diplomatiques entre la France et la Turquie. 

 

C’est une artère « frontière ». A Istanbul, la rue Bogazkesen est une sorte de fil d’Ariane reliant deux mondes. Un passage entre le quartier bourgeois de Cihangir et celui historiquement plus populaire et conservateur de Tophane. La rue est un carrefour des cultures et des religions où les églises principalement orthodoxes côtoient les mosquées. Elle révèle des cafés populaires et parfois branchés mais aussi quelques galeries d’art qui invitent le voyageur curieux à s’aventurer dans un ensemble d’antiquités et de souvenirs. Elle évoque une période révolue qui offrait dans les grands souks de l’ex-Constantinople, une histoire incroyable faite de caravanes de marchands, de soldats byzantins, et de voyageurs en quête de mystères.

Au n°65 de cette rue située sur la rive européenne au cœur d’Istanbul, une plaque située sur le fronton indique un lieu : orphelinat saint-Joseph. La double porte à la peinture écaillée semble avoir conservée le secret de plusieurs générations de français qui se sont succédées dans ce lieu à la porte de l’Orient. Elle s’ouvre sur un jardin de plusieurs milliers de mètres carrés, invisible depuis l’extérieur. Le visiteur est directement accueilli sur la terrasse de la propriété qui domine ce petit parc, au milieu duquel trône une fontaine asséchée.

 

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Un café s’est installé au milieu. Quelques badauds et curieux principalement turcs se posent en terrasse pour se désaltérer. Des tables de pique-nique en bois ont même été posées. Le lieu semble être devenu un « simple » espace de convivialité au milieu du bâtiment dont les murs s’élèvent encore majestueusement. Usés par le temps, ils sont chargés d’histoire. Les statues extérieures sur le fronton du jardin, témoins de l’héritage passé, ont rejoint d’autres cieux. Le bâtiment semble figé dans le temps et laissé à l’abandon.

 

L’entrée de la propriété au 65 rue Bogazkesen dans le quartier Beyoglu à Istanbul. Un café s’est installé dans le jardin. ©Charles de Blondin

 

Une opportunité que la mairie d’Istanbul a saisie pour remettre en cause la propriété de la France sur ce lieu pourtant cédé par les Ottomans il y a un siècle ennemi. Selon elle, le bien n’aurait jamais été inscrit au cadastre public et n’aurait donc officiellement pas de propriétaire. Une opération qui couvait depuis plusieurs décennies jusqu’à l’arrivée de fonctionnaires expulsant un artisan installé depuis sa tendre enfance dans la propriété, avec la bienveillance des services diplomatiques français situées à quelques centaines de mètres de là. Un coup de force réussi.

 

Aux origines du conflit

L’histoire débute en 1866, au sein de l’Empire ottoman, période marquée par de nombreuses tensions tant internes qu’externes. Malgré ce contexte difficile, la Sublime Porte entretenait des relations amicales avec la France, caractérisées par une coopération politique, économique, militaire, et religieuse. Dans un geste hautement symbolique visant à renforcer les liens entre ces deux empires, le sultan Abdülaziz prit la décision d’octroyer des terrains supplémentaires à l’ambassade de France, au cœur de Constantinople.

Cette concession territoriale avait un objectif bien défini : la construction de l’orphelinat saint-Joseph et d’une école (Saint-Eugène). La tâche de gérer cet ensemble fut confiée aux Filles de la Charité de Saint François de Paul, une congrégation religieuse arrivée en 1839 et dont la réputation de dévouement et d’altruisme n’était plus à faire dans l’ancienne capitale. Plus de 250 sœurs avaient ainsi répondu à l’appel du Second empire français et des Ottomans pour venir soigner les soldats blessés de la guerre de Crimée (1854/1856). Ces sœurs dévouées étaient toujours présentes, prodiguant soins et assistance également aux victimes de l’épidémie de choléra qui sévit durant la deuxième moitié du XIXe siècle.

 

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Leur contribution indéfectible au bien-être des habitants de Constantinople a grandement participé au rayonnement de la France dans cette ville historique. En 1869, la construction est en passe de se terminer mais les fonds manquent pour payer les quelques semaines restantes. Les travaux devront être suspendus le temps de trouver l’argent nécessaire à boucler le chantier. Qu’à cela ne tienne, les ouvriers travailleront bénévolement pour que la structure ouvre rapidement.

L’orphelinat saint-Joseph compte très vite des dizaines d’enfants de tous horizons tandis que l’école accueille des élèves du quartier aux alentours. En 1901, alors que la situation se dégrade en Orient, la France et l’Empire ottoman signent les accords de Mytilène qui garantissent la reconnaissance légale des établissements scolaires placés sous la protection de Paris. En 1913, l’agrément de Constantinople signé par l’ambassadeur Maurice Bompard et par le prince Saïd Halim Pacha, grand vizir et ministre des Affaires étrangères ottoman va plus loin en accordant plus de droits aux établissements sous protection française dont des privilèges fiscaux.

La fin de l’Empire en 1918 entraine des échanges de populations entre Grecs et Turcs ainsi que de nombreuses expulsions et expropriations des minorités non musulmanes en particulier chrétiennes (catholiques, grecs orthodoxes ou arméniennes) qui représentaient encore un tiers de la population de Constantinople. La diplomatie française parvient néanmoins à sauvegarder les biens dont elle a la jouissance partout sur le territoire.

 

Une histoire judiciaire sans fin

Les réformes religieuses, économiques et politiques des années kémalistes sont un bouleversement et transforment en profondeur le pays. Les accords passés avec la France sont dénoncés. « Sous l’époque ottomane, il y avait cette culture du privilège dont a bénéficié l’Église catholique » nous confie un prêtre jésuite qui connaît très bien le pays. « Certaines églises ont réussi à se faire reconnaître et à faire valider administrativement ces privilèges, d’autre non ». En 1934, la nouvelle République créée une administration afin de pouvoir réorganiser son urbanisation. Les propriétaires religieux ont désormais l’obligation de référencer les biens dans un système de cadastre, afin de réaliser une sorte d’inventaire. Cependant, aucune action n’est vraiment entreprise pour enregistrer les bâtiments tenus par les religieux dont l’orphelinat et l’école.

 

Le bâtiment principal commence à tomber en ruines. ©Charles de Blondin

 

En 1937, les difficultés financières, les complexités administratives et le manque de personnel entrainent la fermeture de l’orphelinat qui déménage dans d’autres propriétés françaises. Les Filles de la Charité conservent néanmoins la gestion des biens qu’elles mettent en location. A la même époque, les services administratifs du cadastre commencent à travailler sur les plans du quartier. L’ambassade de France demande au nom de l’État français, l’immatriculation de ladite propriété. Les méandres judiciaires turques ne font que commencer. Le dossier est envoyé de direction en direction jusqu’au conseil des ministres. Officiellement, le bien qui est alloué à des fins religieuses ne peut avoir uniquement une personnalité morale comme propriétaire. L’ensemble ne peut ainsi être immatriculé au nom de l’ambassade de France.

 

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Dans les années 1960, la France relance le dossier et demande l’inscription au registre foncier de la propriété. La jungle administrative turc continue et le dossier ne progresse pas. Ce qui n’est pas le cas de la magnifique école italienne dont le mur jouxte l’ancien orphelinat saint-Joseph et le consulat général d’Italie. Déclarée au cadastre, cette école continue encore aujourd’hui de fonctionner. La situation dure ainsi jusque dans les années 90. Pendant ce temps, les sœurs louent les pièces de la propriété tantôt à des commerçants qui l’utilisent comme lieu de stockage tantôt à des artistes ou artisans pour une bouchée de pain. « La Turquie ne reconnaît pas les catholiques mais seulement les minorités chrétiennes arméniennes, grecques et juives » précise le jésuite.

 

Les assauts juridiques turcs

Dans les années 70 s’installe un artisan arménien, Kemal Cinbiz. Il est le père de Cemal Cinbiz, un des derniers locataires des lieux en 2022. C’est auprès de son père, qu’il apprend les rudiments du métier de la moulure. Placé dans un quartier consulaire non loin du palais du résident général de France, les affaires semblent fonctionner et l’endroit est idéal pour exercer son art. Le bâtiment fait alors office d’ateliers et de musées (des moulures et autres objets de valeurs historiques sont exposés). Bien que le bâtiment n’ait pas officiellement de propriétaire, la tolérance continue de s’appliquer et les services turcs ferment les yeux.

Quelques tentatives sont retentées par l’ambassade de France sans succès. Personne ne semble véritablement s’en inquiéter, pas même les sœurs qui font profil bas pensant passer sous les radars. « L’accès à la propriété pour des personnes étrangères est très compliquée en Turquie » commente un ancien directeur d’entreprise française et ancien membre du conseil économique de l’ambassade de France à Ankara. « J’envoyais systématiquement des salariés turcs de l’entreprise que je dirigeais s’occuper de l’administratif pour faciliter les procédures et même pour eux c’était compliqué » explique-t ’il.

 

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En 1994, la mairie du district de Beyoglu, proche du nouveau maire d’Istanbul, Recep Tayyip Erdogan, lance le premier assaut. La ville continue son expansion. Le terrain dans le centre de la ville se raréfie et laisse place à la pression immobilière. Elle demande que le bien soit saisie et mis sous tutelle. La réaction française ne se fait pas attendre et les services compétents sont saisies. Le gouvernement turc de l’époque, adversaire politique d’Erdogan ordonne l’arrêt immédiat de la procédure. La première attaque parée, tout retourne à la normale et aucune conséquence ne semble être tirée du côté français.

En 2014, Recep Tayyip Erdogan est élu officiellement président de la République. La même année, une deuxième tentative est lancée par les services fiscaux turcs. Ces derniers obligent l’ambassade de France à prouver la propriété du bien. Dans le cas contraire, celui-ci passera entre les mains du Trésor public. La France tente de parer le second coup au tribunal. Les lenteurs administratives font leur effet. En fin d’année 2021, le troisième et dernier assaut est lancé par Haydar Ali Yildiz, maire de Beyoglu depuis 2019 et affilié au Parti de la justice et du développement (AKP), au pouvoir en Turquie. Il obtient que le bien soit mis sous tutelle de la mairie du district.

« Les cas de spoliation du gouvernement ne sont pas rares et permettent parfois de redonner vie à des bâtiments délabrés et inoccupés parfois en plein centre-ville. Cela permet aussi d’empêcher les abus et de protéger des bâtiments historiques » explique le jésuite. Pour contrecarrer la difficulté de posséder des bâtiments religieux, des habitants se sont réunis au XXe siècle pour acheter des terrains ensembles. « Malheureusement, nous rencontrons des difficultés avec les héritiers qui souhaitent vendre. Si nous avions de l’argent, ces problèmes pourraient s’arranger ».

 

La prise de l’orphelinat saint-Joseph

En janvier 2022, Ali Haydar Yıldız, visite le bâtiment et demande à Cemal, l’artisan arménien de le céder à la municipalité. A la suite du refus de l’artisan invoquant la propriété française du bâtiment, le maire demande l’expulsion des locataires.  Pourtant selon le journaliste turc, Ferhat Yasar, le document attestant l’appartenance à la France de l’ensemble de la propriété est bien enregistré à la Direction des archives de l’État.

 

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Sûr de son bon droit auprès des Français, le principal intéressé Cemal Cinbiz refuse de quitter les lieux et saisi la justice qui lui donne raison en avril de la même année. Mais le sursis d’exécution accordé par le tribunal est rapidement levé. Une décision qui permet aux services de la municipalité de s’engouffrer, sûr que le droit est également de leur côté. Officiellement, selon eux, l’ensemble immobilier n’est pas enregistré au cadastre et le lieu n’a pas de propriétaire. En juin 2022, plusieurs dizaines de fonctionnaires arrivent et expulsent manu-militari l’artisan d’origine arménienne Cemal Cinbiz et l’autre locataire, accusés d’occuper illégalement les lieux. Tout va ensuite très vite. Les meubles sont enlevés, le site est « sécurisé ». Une partie des œuvres est endommagée durant l’évacuation.

Le consulat français saisi le tribunal pour demander l’annulation de la procédure. Une action judiciaire qui n’empêche pas les équipes municipales de commencer les travaux de terrassement sans attendre son verdict. La serre est enlevée et l’ancienne terrasse est détruite. Un administrateur judiciaire est nommé. Le lieu devrait servir à la « rencontre de la jeunesse avec la culture, l’art et les activités sportives » se justifie le maire de Beyoğlu. Cemal n’est désormais plus le bienvenu. La découverte d’ancienne tuiles et de briques de l’ancienne période ottomane n’a pas empêché la continuité des travaux. Le coup de force est consommé.

En août 2023, lors de notre visite, le champ de bataille juridique est toujours en cours et tout ne paraît pas perdu. « L’affaire n’est pas terminée » précise la fille de l’artisan arménien expulsé que nous avons pu joindre grâce à l’entremise du gardien en charge de la sécurisation des lieux avec son portable. « La justice poursuit son travail et un nouveau procès devrait avoir lieu » explique-t-elle. A côté du gardien, des jeunes femmes se prennent en photos. Elles semblent être habituées des lieux et connaissent Cemal. « Il venait tous les jours devant la propriété et maintenant, il vient le matin quelque fois par semaine ».

L’orphelinat saint-Joseph est une propriété française prise en otage par d’autres dossiers plus stratégiques dont s’occupent l’ambassade. Pourtant, la souveraineté n’est pas un vain mot, elle est réelle, sous nos pieds, devant nos yeux mais parfois orpheline.

 


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