L'actuel président des Etats-Unis Joe Biden le 17 juillet 2019 lors d'une réunion publique. ©Matt Johnson

L'actuel président des Etats-Unis Joe Biden le 17 juillet 2019 lors d'une réunion publique. ©Matt Johnson

Irak, Somalie, Bosnie, Serbie, Afghanistan, les guerres menées par les Etats-Unis depuis plusieurs dizaines d’années ont marqué durablement de nombreuses régions du monde. Parti de rien, ce pays, devenue une super puissance militaire, économique et culturelle s’est imposé à tous devenant un véritable empire. Un rayonnement qui semble montrer de plus en plus quelques fragilités selon Nikola Mirkovic, geopolitologue, humanitaire et auteur du livre «L’Amérique Empire». Entretien.

 

FRANCIS VENCITON : Votre livre se nomme « L’Amérique Empire », n’y a-t-il pas là une provocation sachant que l’Amérique est constitutionnellement une démocratie ? En quoi est-ce un empire ?

NIKOLA MIRKOVIC : Les Etats-Unis ont à la fois les attributs d’une démocratie et d’un empire. Ils forment un empire dans la mesure où leur rayonnement international influe de manière pesante les politiques de nombreux pays du monde quand ils ne les dirigent pas directement. Et en même temps dans chaque Etat américain, il y a un véritable exercice démocratique où le peuple est régulièrement sollicité pour prendre des décisions sur des sujets concrets. Localement, un Américain peut décider, lors d’un vote, si tel ou tel budget de l’Etat doit être alloué à une école, une bibliothèque ou une prison par exemple.

Dans certains comtés américains les électeurs peuvent choisir leur shérif. Si en Californie un certain quorum est atteint, les citoyens peuvent organiser des référendums d’initiatives populaires. Il y a donc une véritable pratique de la démocratie électorale où le citoyen exprime un choix sur un sujet spécifique à l’intérieur des Etats américains. En revanche, au niveau fédéral, les Américains n’ont le choix qu’entre deux partis qui sont très proches (malgré les apparences) et sont tributaires de la démocratie représentative sur de nombreux sujets nationaux. La célèbre militante socialiste Helen Keller disait déjà au début du XXè siècle : « Nous votons, qu’est-ce que cela signifie ? Cela signifie que nous choisissons entre les membres de deux partis d’autocrates non avoués. »

Les USA sont un empire qui ne colonise pas les territoires mais les élites. Conquérir un territoire donne accès aux ressources et aux marchés du dit-territoire mais impose également des investissements très lourds d’intégration du nouveau territoire dans son propre pays. Coloniser les élites, à travers le soft power, les universités US ou encore les think tanks donne les mêmes avantages tout en affranchissant du devoir régalien du colon envers le colonisé. C’est également nettement moins onéreux. Et quand les élites d’un pays ne se soumettent pas, Washington n’hésite pas à renverser le gouvernement ou à l’attaquer militairement au nom de la « démocratie » évidemment.

Dans Killing hope, l’auteur américain William Blum liste de manière quasi exhaustive les ingérences américaines dans les gouvernements de nombreux pays du monde et cela donne le vertige. Il ne faut pas croire que cette extension impériale ne concerne que l’Amérique du Sud ou des portions d’Asie et d’Afrique. L’Europe est une des cibles principales de Washington. D’ailleurs, un des hommes les plus influents de la politique étrangère états-unienne de la fin du XXè siècle, Zbigniew Brzezinski considérait l’Europe de l’Ouest carrément comme un « protectorat américain. » Pour contrôler cet empire, les USA ont plus de 700 bases militaires à travers le monde, bien loin du territoire américain mais très proches des routes de commerce et des matières premières que l’empire veut contrôler.

 

F.V : Quels sont les grands invariants de la politique étrangère américaine ?

N.M : Les USA, malgré leur image policée et généreuse diffusée dans les médias, ont toujours été dominés par une poignée d’oligarques et de stratèges qui ont largement influencé la politique étrangère états-unienne à des fins financières. On ne peut pas dire qu’ils contrôlent tout mais on peut affirmer qu’ils contrôlent beaucoup. De nombreux présidents américains comme Adams, Hayes ou même F.D. Roosevelt ont critiqué, souvent dans des correspondances privées, le rôle de l’argent et de sa concentration entre les mains de quelques-uns aux USA. Le président Eisenhower a ouvertement critiqué ce pouvoir illégitime dans son discours de fin de mandat de 1961. Il dit : « Dans les assemblées du gouvernement, nous devons donc nous garder de toute influence injustifiée, qu’elle ait ou non été sollicitée, exercée par le complexe militaro-industriel. Le risque d’une désastreuse ascension d’un pouvoir illégitime existe et persistera. »

Dès leur création les US ont fait la guerre, d’abord pour conquérir un territoire immense de l’Atlantique au Pacifique, puis pour étendre leur sphère d’influence à travers le globe. Les USA sont constamment en train de s’ingérer dans les affaires de nations souveraines. Nous connaissons bien les « révolutions de couleur » financées par des ONG américaines ou leurs amis comme G. Soros en Syrie, en Yougoslavie, en Géorgie ou en Ukraine mais ces opérations ne représentent que la partie visible de l’iceberg, quand un gouvernement en place refuse d’obéir aux « conseils » de l’Oncle Sam. Tous les jours à travers le monde, les agents d’influence américains œuvrent pour la défense des intérêts américains au sein de gouvernements étrangers.

Ne croyez surtout pas que la France soit épargnée. Non seulement Washington espionne nos présidents mais elle nous oblige à ne pas vendre dans les marchés qu’elle a décidé de boycotter et n’hésite pas à sanctionner nos entreprises de plusieurs milliards d’euros d’amendes quand ces dernières sortent des clous. La BNP, le Crédit agricole et la Société Générale en ont tous fait les frais. Le magistrat français, ex-Président de la commission des lois de l’assemblée nationale, Jean-Jacques Urvoas dit : « Les Etats-Unis n’ont pas d’amis, que des cibles ou des vassaux. »

 

F.V : En dépit des alternances démocratiques, on peut constater une constance dans la géopolitique américaine de ces dernières années, peut-on considérer que le système bureaucratique l’emporte sur les volontés des hommes politiques ?

N.M : Bien sûr, regardez avec quelle difficulté Donald Trump a dû gérer sa présidence. L’Etat profond américain ne cessait de lui mettre des bâtons dans les roues que cela soit à travers les médias ou même dans son propre gouvernement. L’épisode Trump nous a prouvé, s’il en était besoin, que l’homme le plus puissant du monde n’est clairement pas le président des USA puisque celui-ci ne peut même pas mettre en place le programme pour lequel il a été élu. Au sein même de l’appareil étatique demeure un courant de pensée mondialiste très prégnant qui pèse lourdement sur les choix des présidents états-uniens quelles que soient leurs couleurs politiques.

Cette influence se ressent notamment sur le choix des secrétaires d’état à la Défense ou du Trésor qui sortent quasiment tous du même think tank le Council on Foreign Relations. Cet organisme fait partie des associations ouvertement atlantistes et mondialistes qui hantent les arcanes de l’administration américaine depuis des générations et qui y placent leurs pions. Cela permet une continuité dans la politique étrangère américaine : les présidents passent mais les hauts fonctionnaires restent. Trump a résisté contre cette influence non démocratique.

Par ailleurs, il y a une véritable politique des portes tournantes (revolving doors) où l’on va retrouver ces hauts fonctionnaires, politiques et capitaines d’industrie indifféremment à des postes au gouvernement, dans les institutions où dans les grandes entreprises stratégiques. Ainsi Paul Wolfowitz, ancien sous-secrétaire d’Etat à la Défense, est promu Président de la Banque mondiale. Donald Rumsfeld va passer de l’armée à la politique avant de devenir ambassadeur des USA à l’OTAN, puis dirigeant du grand groupe pharmaceutique G.D. Searle (devenu depuis Pfizer) puis Secrétaire à la défense des USA. Ces personnes gardent le cap impérial des USA.

 

F.V : Que peut-on faire contre l’empire ? N’est-ce pas une position paresseuse ou très déterministe que de se contenter d’attendre sa chute ?

N.M : La plus grande ruse de l’empire est de faire croire qu’il n’existe pas. Il ne faut surtout pas attendre et s’en libérer au plus vite. Il en va de la défense de la souveraineté française et de la paix dans le monde. Les USA doivent reprendre une taille humaine : « Make America Small Again. » C’est le souhait de nombreux américains d’ailleurs qui n’aiment pas l’extension impériale et préféreraient que les lourds investissements de l’Etat américain à l’étranger soient consacrés aux Américains d’abord. Combien de temps encore les Français vont-ils laisser Washington sanctionner nos entreprises, casser nos contrats commerciaux, espionner nos responsables politiques et nous entrainer dans des guerres qui ne sont pas les nôtres ?

Il faut se libérer de l’empire états-unien, c’est une question de survie. La France ne pourra jamais aspirer à redevenir une vraie puissance stabilisatrice en Europe et dans le monde assurant la prospérité à ses citoyens tant qu’elle sera sous le joug d’une puissance étrangère. Le Général de Gaulle a dit il y a plus de 60 ans déjà : « Le grand problème (…) c’est l’impérialisme américain. Le problème est en nous, parmi nos couches dirigeantes, parmi celles des pays voisins. Il est dans les têtes. » Malheureusement, la classe politique actuelle a laissé ce combat majeur du général de côté pensant peut-être qu’il n’existait pas ou n’osant pas l’affronter de peur des répercussions.

 

F.V : Avec les événements ukrainiens, assistons-nous aux derniers feux de l’Amérique ou à une recomposition plus globale de la société internationale ?

N.M : L’Amérique est une nation impressionnante qui a fait preuve d’une capacité de résilience et d’adaptation phénoménale dans sa petite histoire. Elle a survécu à une guerre civile où périrent 600 000 de ses citoyens, elle a survécu à différentes grandes crises financières, elle s’est très bien adaptée lors des deux guerres mondiales… déclarer qu’elle vit ses derniers jours serait un peu hasardeux. Il est vrai en revanche que Washington ne va pas bien. Les USA traversent des crises de très grande ampleur à l’extérieur et à l’intérieur de ses frontières et son hégémonie n’a jamais autant été contestée. Aujourd’hui, sur plusieurs continents, les voix se lèvent pour sortir du modèle mondialiste américain. L’usage du dollar, un des piliers de l’empire américain, est en train de s’affaiblir.

La Russie, la Chine, la Turquie, le Brésil échangent de plus avec leurs monnaies nationales. En Syrie comme en Ukraine, on voit que la Russie ne craint plus les USA ni l’Otan. Surtout, les Américains n’ont jamais autant été divisés entre eux. Comme un peu partout en Occident, le pays est en train de s’atomiser et de tomber dans l’anomie. L’Américain a plus de haine contre son voisin de palier que contre les Russes ou les Afghans. On a vu lors des dernières élections présidentielles le gouffre qui sépare les supporters de Trump et de Biden, ils ne se supportent plus. On n’avait pas vu cela depuis la guerre civile, c’est un grand signe de faiblesse pour l’empire et c’est peut-être là son talon d’Achille. Le professeur britannique Paul Kennedy avait mis les Etats-Uniens en garde contre leur « surextension impériale » mais c’est peut-être à l’intérieur que les US trouveront la cause de leur chute.

 

Propos recueillis par Francis Venciton

 

L’Amérique Empire – Nikola Mircovic – 2021 – Editions Temporis

 


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