Portrait de Madame de Staël par Elisabeth Louise Vigée Le Brun, 1809. Représentée en héroïne de son roman Corine ou l’Italie, Germaine de Staël figure la poétesse romantique confrontée au désespoir amoureux.

Madame de Staël fut sans aucun doute le plus grand esprit féminin de la Révolution française. Fine lectrice des Lumières, critique littéraire avertie, ennemie terrible de Bonaparte, elle influa sur un siècle entier en dévoilant à la France le sentiment allemand, forgeant ainsi un nouvel « esprit européen ».

 

Anne-Louise-Germaine Necker est née le 22 avril 1766 en l’hôtel d’Hallwyll à Paris. Issue d’une famille de protestants genevois très aisée, son père, Jacques Necker, est ministre des finances de Louis XVI de 1776 à 1781. Elle est élevée par sa mère, fille d’un pasteur calviniste, qui lui transmet les conceptions dévotes et encyclopédiques du moment, affichant ainsi une opposition frontale aux injonctions éducatives présentées par l’Émile de Jean-Jacques Rousseau. Le salon de Suzanne Necker est alors un haut lieu de la vie parisienne : y prennent part le naturaliste Buffon, le diplomate bavarois Friedrich Melchior Grimm ou encore le critique suisse Jean-François de La Harpe. Dès quatorze ans, Anne-Louise Necker y tient déjà un cercle et converse, brillant par son latin, son anglais et sa culture littéraire.

 

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Auréolée du prestige de son père, Anne-Louise Necker repousse les prétendants les plus prestigieux du monde protestant : l’ambassadeur de Suède Axel de Fersen, propriétaire du Royal-Suédois et correspondant secret de la reine Marie-Antoinette, le général allemand Georges-Auguste de Mecklembourg, beau-frère du roi de Grande-Bretagne George III, le colonel Louis-Marie de Narbonne-Lara, fils naturel de Louis XV ou encore William Pitt, Premier ministre britannique. En 1786, à dix-neuf ans, elle consent à épouser le baron Erik Magnus Staël von Holstein, ambassadeur de Gustave III de Suède à Versailles. Aristocrate d’origine immémoriale mais ruiné, le diplomate, âgé de dix-sept ans de plus que sa femme, profite d’une dot confortable et relève son train de vie. Anne-Louise Necker devient alors Germaine de Staël et entre dans le monde.

 

Paris : Amours, idées et politique

A l’heure où les femmes des salons font et défont les rois, Madame de Staël accueille le premier mouvement révolutionnaire avec enthousiasme. Son regard change bien vite, à mesure des atrocités que voit naître cette France nouvelle. Elle présente un plan d’évasion des Tuileries à destination de la famille royale dès 1789 et, après la mort du roi, transmet au gouvernement révolutionnaire une défense en faveur de Marie-Antoinette. Le salon de Madame de Staël ouvre dès 1795, en l’hôtel de Suède, rue du Bac. S’y présentent les principales figures de la nouvelle génération, marquée par la guerre d’Indépendance américaine. Outre la réception régulière du marquis de La Fayette, du marquis de Condorcet, du comte de Clermont-Tonnerre ou du vicomte de Noailles, l’hôte la plus courue de Paris se lie avec Mathieu de Montmorency-Laval, qui mène sa croisade contre les Lumières, vit une passion incontrôlable avec Louis de Narbonne-Lara et finance le retour d’exil de Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord.

 

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Attachée à l’unité de l’Europe, elle publie une brochure destinée au Premier ministre britannique, Réflexions sur la paix adressées à M. Pitt et aux Français. Liée avec Benjamin Constant, elle anime à ses côtés l’influent Cercle constitutionnel, théâtre intellectuel au sein duquel se développe l’idée que le Fructidor du Directoire préfigure le Brumaire de Bonaparte. D’abord fascinée par le vainqueur de l’Italie, Germaine de Staël aurait quitté une entrevue outrée, lui ayant demandé « Général, quelle est pour vous la première des femmes ? » et s’étant vu répondre « Celle qui fait le plus d’enfants, Madame ». Préoccupée du sort des droits féodaux des propriétaires suisses, elle s’emploie à empêcher la conquête des cantons par l’armée républicaine. Elle est finalement interdite de séjour parisien par Bonaparte, ce qui l’oblige à s’établir à Coppet, auprès de son père. Malgré plusieurs tentatives de retour, elle reste persécutée par la Révolution pour son attachement à la monarchie constitutionnelle, et est contrainte de se réfugier en Suisse à plusieurs reprises, au mépris du statut de diplomate de son mari.

 

L’exil : « Un seul homme de moins et le monde serait en repos »

Eloignée de Paris, Germaine de Staël publie en 1802 son premier roman, Delphine, un ouvrage anticatholique primaire, dont les considérations sur la condition féminine, en net recul depuis la fin de l’Ancienne France, constituent une charge contre le Code civil. Si cette attaque lui vaut un immense succès en Europe, elle signe aussi son éloignement. Après un voyage de plusieurs mois en Allemagne en 1804, où elle rencontre Goethe et Schiller, elle entreprend la rédaction de L’Allemagne, bientôt suivi, dans le même esprit, par Corinne ou l’Italie. Ces deux œuvres majeures constituent la découverte par la France des auteurs allemands et italiens. Si le ton romantique reste tout à fait ancré dans l’époque, la teneur des propos révèle une véritable modernité : celle de l’équilibre entre pensée classique et élans libertaires, la seule qui eut pu mettre un terme aux errements de la Révolution.

 

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Avançant avant l’heure l’idée d’un « esprit européen », Madame de Staël pourrait être rapprochée de Tocqueville qui, dans sa Démocratie, présentera la nécessité d’une prise en compte des problèmes ayant provoqué la Révolution mais mettra en garde contre l’inévitable tyrannie de la majorité. Première opposante à Napoléon, qui la fera sans cesse espionner, la nommant « cette folle », elle sera reçue à Stockholm ainsi qu’à Saint-Pétersbourg. Veuve depuis 1802, elle se remarie en 1811 avec un officier genevois, Albert de Rocca, ce qui lui permet d’ouvrir à nouveau son salon, résolument tourné vers la Restauration de la maison de Bourbon et la réalisation de la monarchie constitutionnelle.

Lorsque le ministre de la Police, Savary, homme de confiance de Bonaparte responsable de la perte de Cadoudal et de la mort du duc d’Enghien, lui annonce que De l’Allemagne « n’est point français », Madame de Staël lui répond, en héroïne libertaire : « Quelle gracieuse manière d’annoncer à une femme alors, hélas ! mère de trois enfants, à la fille d’un homme qui a servi la France avec tant de foi, qu’on la bannit, à jamais, du lieu de sa naissance, sans qu’il lui soit permis de réclamer d’aucune manière contre une peine réputée la plus cruelle après la condamnation à mort ! ».

Si Germaine de Staël devint l’exemple que l’Empereur ne sut jamais considérer les femmes sans y voir autre chose que des dangers, celle-ci lui montrera toute sa supériorité en lui proposant sa plume lors de l’exil sur l’île d’Elbe. Visitant Joséphine à la Malmaison, elle tentera, à son retour à Paris, de comprendre celui qui manqua le monde. Hélas, l’exil ayant fait de l’opium le support de son génie, Madame de Staël succombe le 14 juillet 1817 d’une hémorragie cérébrale.

 

Inclassable Madame de Staël

Femme de passion, Germaine de Staël déclencha toute sa vie les sentiments les plus divers. Amante effrénée des plus grands esprits de son temps, elle connut les attaques de tous les partis, des jacobins aux ultras. Huée par les Classiques, elle sera contestée par les Romantiques tardifs qu’elle a pourtant nourri. A la fin du XIXème siècle, De l’Allemagne lui vaut un ressentiment important, lié à la défaite – d’un Bonaparte ! – qui entraina une peine de cinquante ans envers les Provinces perdues. Les libéraux de tout temps ne lui pardonnant jamais son attachement au roi, les nationalistes n’entendant pas son européisme romantique, Madame de Staël fut, durant le siècle qui suivi sa mort, associée à la polémique.

 

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Ses écrits purent être oubliés, sans doute plus par froid rejet que par une critique stylistique véritable, laquelle pourrait pourtant être nourrie de bien des observations sur ce romantisme des premiers temps, parfois si sentimental qu’il en devient étouffant. Plus encore que l’oubli de l’œuvre, le temps participa à l’effacement de la Femme, laquelle fut pourtant, au cœur des temps les plus troublés que connu la France, une figure à part entière, bien difficile à cerner. Fille du dernier grand ministre de la Monarchie, élevée dans l’un des salons féminins les plus courus, elle fut de toutes les cours et de tous les cercles, y tenant les premières places. Si, vivante, le monde la manqua, morte, elle le possède.

 


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