François-Gabriel Lépaulle, Portrait d'Eugène Sue (1835), Paris, musée Carnavalet.

Chirurgien de Marine devenu dandy, Eugène Sue inaugure sous la monarchie de Juillet le genre du roman social au travers d’une fresque monumentale, Les Mystères de Paris. Bourgeois converti au socialisme, il laissera une empreinte littéraire indélébile, Théophile Gautier allant jusqu’à prétendre que « des malades ont attendu pour mourir la fin » d’une œuvre qui constitue d’abord le Mystère d’un homme.

 

Né le 26 janvier 1804 et mort le 3 août 1857, Marie-Joseph Sue accompagne le Bonaparte du sacre et s’éteint alors que celui du coup d’État déroule à la face du monde la grandeur du Second Empire. Il est le fils de Jean-Joseph Sue (1760-1830), chirurgien de la Garde impériale fait chevalier d’Empire et devenu médecin personnel de Joséphine de Beauharnais, de Joseph Fouché puis de Louis XVIII. Grand serviteur de la dynastie qui ouvre le siècle, Jean-Joseph Sue offre à son fils, grâce à un poste de médecin chef de la maison militaire du roi, les plus belles relations qui puissent être nouées en 1815. Déjà filleul de Joséphine et d’Eugène de Beauharnais, Marie-Joseph Sue entre au lycée Condorcet, où il développe son impertinence. Quittant cet environnement qui l’ennuie en 1821, il est placé par son père comme stagiaire de la Maison militaire du roi, qui l’envoie en 1823 aux hôpitaux de Bayonne. Aux portes de l’Espagne, il soigne les blessés de Trocadéro puis est affecté à Cadix. Le soleil andalou lui inspire une première œuvre, théâtrale, qui sera jouée devant les notables de la ville en l’honneur du sacre de Charles X.

 

Portrait de Jean-Joseph Sue, chirurgien en chef de la garde impériale et de son fils, à qui il se dispose à donner une leçon de botanique, portrait présenté par Adèle Romany au Salon de 1810. Une plongée au sein de la haute société bourgeoise de l’Empire.

 

Démissionnaire en 1825, il rentre à Paris et tente de noyer sa passion littéraire dans les journaux La Nouveauté et Le Kaléidoscope, où paraissent de premiers textes. Moins d’un an plus tard, il répond à l’appel des combats navals et s’embarque en tant que chirurgien, d’abord vers le Pacifique puis en parcourant les mers, des Antilles à la Méditerranée. Témoin en 1827 de la destruction de la flotte ottomane lors de la bataille de Navarin, dernière bataille navale de la marine à voile, il s’éprend en 1828 d’une femme antillaise qui le soigne de la fièvre jaune. Familier du bleu des flots, des clartés d’âmes comme des rougeurs du sang, le jeune officier quitte le service actif après cinq années de course vers le destin.

 

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A vingt-six ans, en 1830, il devient Eugène Sue, héritier de la superbe fortune familiale. Dandy couru par le Tout-Paris, « le Beau-Sue » noue une solide amitié avec le peintre de marine Théodore Gudin (1802-1880), déjà influencé par l’école anglaise. Alors que la France succombe au séjour parisien de Fenimore Cooper (1789-1851), auteur de The Red Rover et de The Water Witch, Sue obtient ses premiers succès en plongeant dans sa mémoire guerrière, d’où émergent successivement, entre 1830 et 1832 Kernok le pirate, El Gitano, Atar-Gull et La Salamandre. Membre dès 1834 du Jockey Club, il érige le snob en profession et dilapide son patrimoine en sept ans.

Encouragé par les critiques enthousiastes de Balzac et des lecteurs de La Mode, remarquant son pouvoir satirique, Eugène Sue décide de faire du métier d’écrivain sa passerelle vers la gloire. Le critique littéraire Sainte-Beuve (1804-1869) souligne le choix maritime de Sue en déclarant que celui-ci avait, pour l’éternité, « l’honneur d’avoir risqué le premier roman français en plein Océan, d’avoir le premier découvert notre Méditerranée en Littérature ! ». La plume d’Eugène Sue se veut acérée, révélatrice des mœurs les plus basses comme sublimant l’ordinaire des gens de bien. Hélas, après une décennie de succès, il ne parvient pas à accrocher au roman historique et connaît un échec monumental avec une Histoire de la Marine en cinq volumes, parus de 1835 à 1837.

 

La plume qui perça Les Mystères de Paris

Rarement, et sans doute jamais, une œuvre littéraire ne fit trembler quotidiennement une société. Même les gens qui ne savaient pas lire, dira Théophile Gautier (1811-1872), trouvaient le moyen de connaître des aventures du distingué grand-duc Rodolphe, travesti en ouvrier redresseur de torts. Publiés de juin 1842 à octobre 1843 au sein du Journal des débats, l’un des principaux organes libéraux de la monarchie de Juillet, Les Mystères de Paris paraissent en feuilleton et inaugurent le genre du roman social, s’intéressant aux classes laborieuses. D’abord presque gêné de sa propre conversion aux histoires populaires, Eugène Sue est rapidement dépassé par son œuvre, qui entraine son héros, aux côtés du Chourineur, bagnard à la violence repentie, et d’une myriade de personnages aux vices aléatoirement corrigés ou multipliés, au beau milieu du plus grand théâtre du XIXème siècle : les rues de Paris. Premier roman-feuilleton à grand succès, Les Mystères de Paris constituent un exercice littéraire repris dans l’Europe entière et que Dumas auréolera au travers du Comte de Monte-Cristo (Le Journal des débats, 1844-1846) et des Trois Mousquetaires (Le Siècle, 1844).

 

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Avec Les Mystères de Paris, Eugène Sue décrit une crèche laïque, vivante d’aspirations, dépassant maintes fois le manichéisme attendu en laissant libre cours à l’émotion. Balançant sa plume entre représentations et imaginaires bourgeois et restitution des malheurs et aspirations du petit peuple parisien, l’auteur réalise son propre fantasme de dandy confronté au réel, un non-sens apparent qui reflète une lente conversion au socialisme. Adulé par ses lecteurs, Eugène Sue se hisse en 1843 au sommet de la gloire : il est assimilé à son héros, auquel sont adressées chaque jour des lettres implorant bonnes œuvres et déroulant sollicitations, pour lesquelles l’auteur se ruine.

 

Le Prince Rodolphe, héros des Mystères de Paris, dessiné par Pierre-Gustave Staal (1817-1882) en 1850. On notera que le dessinateur s’emploie à opposer le mouvement du corps et du vêtement : représenté dans une pose aristocratique, il arbore un visage aux traits des plus fins, ce qui contraste avec son habit typique d’ouvrier parisien. Il est la figure du prince immergé dans l’univers fantasmagorique des bas-fonds.

 

Un créateur de héros populaires devenu porte-parole du petit peuple

Plus que le brillant peintre d’une époque, Eugène Sue décide d’en devenir le critique. Devenu le héraut mythique du peuple de la rue, il est élu député de la Seine le 28 avril 1850, se déclarant républicain et socialiste. La légende atteint son paroxysme : Paris raconte que, lors de la rédaction des Mystères de Paris, Sue, manquant un jour à ses obligations de membre de la Garde nationale, fut emprisonné et dut son salut au maréchal Jean-de-Dieu Soult, Président du Conseil sous Louis-Philippe Ier, qui refusait que le feuilleton se trouve interrompu. La méthode d’Eugène Sue est la clé de compréhension de l’œuvre.

 

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S’appuyant, outre l’observation, sur les enquêtes du médecin Alexandre Parent du Châtelet (1790-1836), qui, préfigurant la sociologie empirique, publie en 1836 une monumentale étude hygiéniste intitulée De la prostitution dans la ville de Paris, Eugène Sue plonge au cœur des problématiques du siècle. Avec l’utilisation Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie du médecin Louis René Villermé, paru en 1840, il contribue à faire éclater les scandales du monde aux yeux du grand public. C’est cette connaissance scientifique, profonde et millimétrée des difficultés des habitants du Paris encore médiéval de l’île de la Cité qui fonde la popularité des Mystères de Paris.

Le deuxième grand succès de l’auteur, Le Juif errant (Le Constitutionnel, 1844-1845) vérifie le poids du roman-fleuve, s’immisçant au milieu du débat sur l’enseignement secondaire et suscitant une réprobation populaire pour les méthodes jésuites. Le genre du roman social parisien se trouve ainsi bouleversé, surpassant ses premiers entrepreneurs, Louis-Sébastien Mercier (1740-1814) et son Tableau de Paris ou Nicolas Edme Restif de la Bretonne (1734-1806) et ses Nuits de Paris. Vingt après Eugène Sue, sous la plume de Victor Hugo, le personnage de Fleur-de-Marie deviendra celui de Cosette dans Les Misérables.

Refusant l’orientation anti-libérale du régime, Eugène Sue s’engouffre en 1849 dans un nouveau feuilleton, Les Mystères du peuple, dont l’exergue est « Il n’est pas une réforme religieuse, politique ou sociale, que nos pères n’aient été forcés de conquérir de siècle en siècle, au prix de leur sang, par l’insurrection ». Censurés par le gouvernement du prince-président, mis à l’Index de Rome, condamnés par les évêques de France, les feuillets de cette nouvelle fresque sont traqués par la police et leur publication réduite à de discrets envois postaux. Eugène Sue fuit le coup d’État du 2 décembre 1851 et s’installe au sein des libéraux États de Savoie.

 

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S’il entretiendra une certaine réserve, tentant encore une dizaine d’œuvres, romans sociaux ou ouvrages historiques teintés de révolte politique, Eugène Sue ne parvient jamais à emprunter le chemin que dessine, à coup de modernité galopante, l’empereur Napoléon III. Une fois l’œuvre des Mystères du peuple achevée, en 1857, 60 000 exemplaires sont saisis et détruits. L’imprimeur et l’éditeur sont condamnés à la suite du réquisitoire terrible du procureur Pinard (1822-1909), déjà tombeur de Madame Bovary et des Fleurs du Mal. Eugène Sue, sous le choc, se laisse mourir : il a cinquante-trois ans. Sa seule consolation, posthume, sera celle d’avoir provoqué un rassemblement sans précédent à Annecy lors de ses obsèques, pourtant célébrées à six heures du matin afin de prévenir tous troubles. Inhumé civilement, « en libre-penseur », Eugène Sue fut l’une des clés du Mystère français.

 

Les Mystères de Paris d’Eugène Sue sont réédités pour la première fois au format poche en 2023 aux éditions 10/18. Plus de 2 000 pages découpées en quatre volumes, vendus moins de dix euros.

 


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