Statue de Mgr Pierre Pigneaux de Béhaine devant la cathédrale Notre-Dame de Saïgon avec le prince Cảnh. Elle est remplacée aujourd'hui par une statue de la Vierge.

Pierre Pigneaux de Béhaine est un prêtre missionnaire d’Asie. Évêque d’Adran, il aurait joué un rôle de diplomate ayant aidé Nguyễn Ánh à monter sur le trône en Annam. Son rôle aurait contribué à faciliter l’arrivée de la France au milieu du XIXe siècle dans la région. Par Châu Nguyễn Ngọc [1].

 

L’histoire de l’évêque d’Adran, Pierre Pigneaux de Béhaine, et son aide à Nguyễn Ánh, le futur roi Gia Long de l’Annam, est souvent racontée par les historiens français comme un conte de fée. Selon eux, c’est grâce au premier que le second a pu unifier le pays et monter sur le trône. La vérité est en réalité toute autre.

La série en 4 volumes intitulée Histoire de la Mission de Cochinchine 1658-1823 des Missions Étrangères de Paris à laquelle nous nous référons dans cet article, indique « Pigneaux » comme nom de l’évêque d’Adran. Cela veut dire que les livres qui parlent de « Pigneau » ne s’y réfèrent pas alors que ce sont des lettres et rapports des missionnaires à l’antenne des MEP à Macau. On peut alors douter de leur contenu et de celui des documents sur lesquels ils s’appuient.

 

Les rapports de Monseigneur Pigneaux avec le général de Conway

 

La rencontre

Nguyễn Phước Ánh, encore appelé Nguyễn Ánh (1762-1820) était le dernier descendant des seigneurs Nguyễn qui, depuis 1558, se transmettaient le pouvoir dans le Viêt Nam du sud alors que les seigneurs Trịnh faisaient de même au nord, au nom des empereurs Lê.

La révolte en 1771 des trois Frères Tây Sơn, du nom de leur village d’origine, mit l’aîné, Nguyễn Nhạc, sur le trône (1778-1788) avant qu’il ne le cédât à son frère Nguyễn Huệ (1788-1792). Ce dernier unifia le pays en battant, au nord, le seigneur Trịnh et les Chinois venus au secours de l’empereur Lê Chiêu Thống et, au sud, les Siamois appelés à sa rescousse par Nguyễn Ánh. Cela obligea Nguyễn Ánh à se réfugier au Siam (1785-1787). Ce fut à Long Kỳ, près de Bangkok, que celui-ci fit construire des bateaux de guerre et recruter des hommes pour préparer son retour au Việt Nam.

 

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Dans sa fuite, Nguyễn Ánh rencontra Pierre Pigneaux de Béhaine (1741-1799), l’évêque d’Adran, un missionnaire des MEP (Missions Étrangères de Paris), à nom vietnamisé Bá Đa Lộc. Celui-ci lui proposa de faire appel à l’aide du roi de France au lieu d’accepter celle des Portugais, des Anglais et des Hollandais qui le sollicitaient. L’évêque alla en France en 1784 avec le prince Cảnh, le fils aîné de Nguyễn Ánh, alors âgé de quatre ans pour négocier.

 

L’aide de la France

Le 28 novembre 1787, un traité – appelé Traité de Versailles de 1787 – fut signé par Pigneaux de Béhaine et le ministre des Affaires Étrangères, le comte de Montmorin, représentant respectivement Nguyễn Ánh et Louis XVI. Soutenu par le cardinal Loménie de Brienne, l’archevêque de Narbonne Dillon et l’abbé Vermont (lecteur de la reine), qui y voyaient « un grand avantage politique et commercial »[2], ce traité accordait à la France l’île déserte de Hội Nam située dans la baie de Tourane (Đà Nẵng) – et non la ville de Tourane comme on le voit dans de nombreux livres d’historiens français – l’île Poulo Condor (Côn Sơn), et le commerce exclusif avec la Cochinchine, le tout contre l’aide française pour l’accession de Nguyễn Ánh au trône.

 

Les îles du Traité de Versailles de 1787
Discussions autour du Traité de Versailles de 1787

 

Une première annexe donnait le détail des troupes et des navires promis par la France : quatre frégates avec une force de 1 400 hommes, 250 cafres et une artillerie de campagne. Une deuxième expliquait que Nguyễn Ánh supporterait les frais des fortifications que les Français feraient construire.

Un mois après la signature du traité, le 27 décembre 1787, Pigneaux de Béhaine et sa suite s’embarquèrent sur la frégate La Dryade, escortée par le bateau La Méduse. Deux barges avec six mois de provisions et 200 000 piastres devaient les rejoindre plus tard, et deux autres frégates, L’Astrée et Le Calypso déjà en service en Inde, devaient compléter la flotte.

Pour l’histoire, le comte Conway, commandant des forces françaises en Inde et gouverneur de Pondichéry, qui reçut le pouvoir de décider de l’expédition suivant la tournure des événements, s’opposa à l’envoi de la flotte au Việt Nam [3].

 

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Pour beaucoup d’historiens français, Pigneaux de Béhaine se serait substitué à la France en collectant lui-même de l’argent pour financer l’achat d’armes, de munitions et des vaisseaux dont le Méduse, et en recrutant des mercenaires français, dont de nombreux soldats et officiers de la marine en poste sur La Mésuse et La Dryade, pour l’armée de Nguyễn Ánh.

Par ses conseils techniques et tactiques, Olivier de Puymanel aurait aidé Pigneaux de Béhaine à construire des fortifications à la Vauban et une armée moderne : une unité d’artillerie, des unités de génie, une unité d’aérostiers avec un ballon, une cavalerie de 24 escadrons de soldats chevauchant des buffles, plusieurs milliers d’éléphants dirigés chacun par quatre cornacs, et une flotte composée de 1 200 embarcations, dont les trois bateaux cuirassés commandés par les trois ex-capitaines de vaisseau Philippe Vannier, Jean-Baptiste Chaigneau et Jean-Marie Dayot. Nguyễn Ánh aurait ainsi battu les Tây Sơn et unifié le pays grâce à Pigneaux de Béhaine, ses armes, ses vaisseaux et ses mercenaires. 

 

Les deux fondateurs de l’Annam

La journaliste Thụy Khuê [4] écrit dans son article qui se réfère à l’ouvrage Monseigneur Pigneaux de Béhaine évêque d’Adran d’Alexis Faure (1891), considéré comme un livre exemplaire pour les historiens, que Pierre Pigneaux de Béhaine est célébré comme le « fondateur du pays à côté de Gia Long ».

Elle a fait aussi savoir que « ce que, au début du XIXe siècle, ont laissé Bissachère et Sainte-Croix, les deux premiers Français venus au Viet Nam écrire des mémoires, est basé sur de la diffamation de l’histoire du pays. Leurs livres sans les deux chercheurs Cadière (auteur de nombreux articles dans le « Đô thành Hiếu Cổ » (Bulletin des Vieux Amis de Huế) et Maybon (auteur de “Histoire moderne du pays d’Annam (1920ˮ) qui les ont copiés et en ont fait des vérités historiques, seraient tombés dans l’oubli comme d’autres mauvais livres ».

 

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Thụy Khuê explique : « La série de livres Histoire de la Mission de Cochinchine 1658-1823 qui est composée de 4 volumes consignant des lettres (rassemblées par le prêtre Adrien Launay) de missionnaires venus évangéliser notre pays (et un peu au Cambodge et au Laos) qui, pendant deux siècles, les adressaient à leurs supérieurs à Macao, une branche de la Société missionnaire de Rome » dit la vérité sur ce qui s’est passé.

« Les lettres [de Bá Đa Lộc c’est-à-dire Pierre Pigneaux de Béhaine), m’ont ouvert un nouvel horizon, une vérité textuelle par rapport à ce qui a été écrit avant sur Bá Đa Lộc. Ce que j’ai lu est complètement contraire à ce que Bá Đa Lộc a écrit dans ses rapports à ses supérieurs à Macao et à Rome dans cette série […] Par exemple, il fait savoir qu’il était rentré en Cochinchine par bateau avec le prince Canh les mains vides, sans aucune arme, pour aider le roi. Par la suite il n’avait pas pu amener au Việt Nam ni navires ni armes pour aider le roi Gia Long, alors encore Nguyễn Ánh. Il décrivait ses difficultés à la Cour, l’opposition des reines, mère, épouse, roi, parce que le prince refusait de pratiquer le culte de ses ancêtres, qu’il appelait “l’adoration des cadavres »… Il devait faire face à des difficultés avec les mandarins de la Cour qui conseillaient le roi de ne pas laisser le prince l’approcher. Bá Da Lộc avait l’intention de partir, et se préparait vraiment à fuir secrètement lorsque le roi Quang Trung était sur le point d’attaquer le Sud. ».

 

Histoire de la Mission de Cochinchine (1688−1823), Adrien Launay

 

Pigneaux de Béhaine raconte son retour au pays au Cap saint Jacques les mains vides le 24 juillet 1789 après le voyage en France avec le prince Cảnh comme suit :

 

Retour de Pigneaux de Béhaine au Cap Saint-Jacques en 1789.

 

Vers le mois de mars 1789, Pierre Pigneaux de Béhaine et le Comte Conway avaient déjà été informés que Nguyễn Ánh avait repris « 5 provinces méridionales » (Sài Gòn, Mỹ Tho, Đồng Nai, Long Hổ et une cinquième ville qui avait toujours obéi à ce prince) » avec ses forces militaires renouvelées. Il était « en état de lever une armée de 60 à 80 000 hommes et, selon les nouvelles, il aura au mois de mai prochain 50 galères, 2 vaisseaux et 4 à 5 cents bateaux de guerre »).

 

Echanges de Monseigneur Pigneaux à Monsieur de Conway.

 

Nguyễn Ánh, avec son armée renforcée par le petit groupe de mercenaires français qui étaient venus se joindre à lui sur appel de Pigneaux de Béhaine, mit 12 ans à combattre l’armée des Tây Sơn affaiblie par la mort de ses dirigeants. Nguyễn Ánh monta sur le trône en 1802 sous le nom de Gia Long.

 

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Les principaux mercenaires français qui avaient aidé Gia Long, devinrent mandarins, étaient exemptés des cinq prosternations rituelles (à la place, ils inclinaient cinq fois la tête), et avaient chacun à sa disposition cinquante gardes personnels. Ils restaient cependant écartés de toute responsabilité dans le gouvernement du pays et étaient seulement des conseillers personnels de l’empereur.

 

Un soutien fidèle

Pierre Pigneaux de Béhaine, jusqu’à sa mort en 1799 de dysenterie, resta à côté de Nguyễn Ánh et fut pour celui-ci un soutien, un ami et un conseiller, sans toutefois parvenir à le convertir.

La note biographique aux MEP de Pigneaux de Béhaine indique qu’« il avait espéré conquérir Nguyễn Ánh à l’Église catholique et au vrai Dieu, et, par lui, tout le royaume annamite. Ce ne fut qu’un rêve. Le fondateur de la dynastie des Nguyễn ne devait pas renouveler dans cette partie de l’Extrême-Orient le rôle de Constantin en notre Occident [5] ! ».

Nguyễn Ánh montra sa loyauté (nghĩa, l’une des cinq vertus confucéennes) et sa reconnaissance à Pigneaux de Béhaine en lui construisant, à sa mort un beau mausolée (Lăng Cha Cảf [6], Mausolée du Père supérieur) à Saïgon.

 

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Durant son règne, les chrétiens vécurent en paix et le christianisme se développa, avec une domination des missionnaires espagnols au Nord et français au Centre et au Sud. Plusieurs mandarins se convertirent sans aucun problème, et des messes étaient régulièrement célébrées au palais le dimanche et les jours de fête. L’empereur y assista de temps en temps en curieux.

À sa mort en 1820, il y avait six évêques européens dans le pays, 300 000 chrétiens au nord et 60 000 au sud et au centre.

 


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[1] Châu Nguyễn Ngọc est l’auteur de « Viet Nam- Histoire politique de deux guerres- Guerre d’Indépendance (1858-1954) et Guerre Idéologique (1945-1975) » préfacé par l’historien Pierre Brocheux et paru en 2019, dont est tiré cet article.

[2] Archives des MEP

[3] A Prince, a Missionnary and three revolutions (Un prince, un missionnaire et trois révolutions) de Hien V. Ho, 2008. Dans une lettre au journal Đông Pháp en 1928, Huỳnh Ích Lợi, qui se réfère à l’Histoire générale de E. Lavisan, qui citait l’historien anglais John Barrow, Pigneaux de Béhaine « avait oublié de venir voir la maîtresse du Comte Conway [Madame de Vienne] lorsqu’il visita les épouses des autorités locales à son arrivée ».

[4] Thụy Khuê, dont le vrai nom est Vũ Thị Tuệ, est une journaliste, chercheuse et critique d’œuvres littéraires et historiques qui vit à Paris. Elle collabora à RFI (Radio France International) de 1990 à 2009.

[5] L’empereur Constantin (280-337) légalisa en 313 le christianisme dans son empire romain par l’édit de Milan, appelé édit de tolérance, pour rallier les chrétiens. Il se fit baptiser finalement sur son lit de mort.

[6] En 1983, ce mausolée fut détruit par les autorités vietnamiennes et les restes de Pigneaux de Béhaine rapatriés en France.

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