Jean Mariotti cultive ce paradoxe de l'écrivain « parisien-calédonien ».

Jean Mariotti est l’une, si ce n’est la principale figure littéraire moderne de la Nouvelle-Calédonie, territoire le plus autonome de l’Etat et terre française la plus éloignée de Paris. Fils d’un bagnard, élevé dans la tradition kanak, lycéen amoureux des lettres, exilé volontaire à Paris, ce rêveur lyrique sera l’auteur de sept romans, de dizaines de nouvelles et poèmes ainsi que de contes inspirés de légendes mélanésiennes.

 

Né le 23 août 1901 à Farino, sur la côte Ouest de la Grande Terre, Jean Mariotti est le huitième enfant de PaulLouis Mariotti, un corse transporté au bagne à l’âge de vingt et un ans pour vendetta, et de sa seconde épouse, Marguerite Aïna, elle-même fille d’un bagnard libéré originaire du Piémont. Libéré en 1884, Paul-Louis Mariotti devient peu à peu, s’inscrivant au cœur du nouveau schéma colonial voulu par les autorités françaises à Farino, l’un des acteurs majeurs de la Nouvelle-Calédonie du XXème siècle. Planteur de café et d’agrumes, éleveur et tanneur, Paul-Louis Mariotti offre à ses enfants une vie de travail, rude et rurale, où la nature se conquiert à cheval et se découvre à pied. Elu président de la Commission municipale de Farino en 1910, son fils ainé est employé des laboratoires miniers de la Société Le Nickel.

De cette société d’exilés, attachés à la réussite au sein d’un régime juridique colonial et d’une expansion industrielle inédite, le futur écrivain reste d’abord, tout au long de son enfance, assez éloigné. Peu de temps après sa naissance, il est mis entre les mains, conformément à la coutume, d’une kanak, vraisemblablement nommée Aroua mais dont Watchouma demeurera l’occurrence littéraire au travers d’au moins deux de ses romans. Auprès de cette nourrice, bénévole envoyée par la chefferie locale mais qui restera attachée à la maison familiale, le jeune Mariotti connaitra une véritable initiation kanak.

Les contes et légendes des peuples du Pacifique, leur sens de l’observation de la nature, l’inimitable mélange des mondes de la nouvelle société de la Grande Terre dont s’est entourée l’enfance de ce fils de bagnard feront de lui un être dont l’ensemble de l’œuvre pourrait résonner comme un éternel remerciement. Alors que la Nouvelle-Calédonie emprunte à cette période un chemin nouveau, Jean Mariotti fait état d’une distance manifeste existant entre le Pacifique et la métropole : « Je suis né dans ce qu’il est convenu d’appeler le bout du monde. Je suis né aux antipodes. Je suis né en Nouvelle-Calédonie, là où il fait nuit quand il fait jour en Europe ».

 

Un exil intérieur … À bord de l’Incertaine

Au sein de l’école républicaine et de sa brutale obsession pour la transformation des « petits kanaks » en « gens civilisés », il se montre un élève doué, faisant la fierté de sa famille. Sa découverte passionnée des auteurs classiques lui permet d’obtenir en 1920 le sésame qu’est le Certificat de Capacité coloniale. Entrant au lycée de Nouméa, il est désormais promis à la vie rêvée des jeunes colons, ouverte sur la métropole, loin de la société coloniale et de son harassant labeur. Découvrant les arts et les ambitions culturelles de la moderne Nouméa, il nourrit lui aussi le rêve de découvrir Paris, chose qu’il réalisera lors de son service militaire en 1922.

La célèbre expression « changer de lieu, c’est changer de misère » qui lui est attribuée illustre pourtant l’ambivalence lyrique que recouvre cette fugue métropolitaine : en s’affranchissant de l’étroitesse d’une cité coloniale pour découvrir la grandeur de la ville que l’on dit Lumière, Jean Mariotti se condamne volontairement à vivre dans une atmosphère grise et bruyante, bien éloignée de toute nature sauvage. Dans son premier roman, Au fil des jours. Tout est, peut-être, inutile (1929), Jean Mariotti se définira d’ailleurs, au travers de son héros Jacques, comme un être « malade ». « Il y a dans mon être conscient et sensible quelque chose qui ne va pas. Je suis ce produit hybride, le fils d’un colon, un broussard, un sauvage qui a reçu l’éducation d’un civilisé ».

Achevant ses obligations militaires en 1926, il épouse une géorgienne, Ludmilla Karjinska, et devient employé aux écritures chez Hachette. Bien vite, un nouvel emploi de secrétaire dans une société de caoutchouc lui permet, entouré de sa sœur Faustine, de se consacrer davantage à l’écriture. Après Tout est peut-être inutile (1929), il se lance dans l’écriture du prodigieux Takata d’Aïmos, publié en 1930, à la veille de l’exposition coloniale de mai 1931. Cet ouvrage, inspiré d’un récit légendaire tribal, confronte l’impitoyable et le superbe, figurant l’ingurgitation d’un enfant par un chef cannibale tout en plongeant le lecteur dans un tableau vivant, réellement observé depuis Farino, sa ville d’enfance, adossée à la forêt et surplombant les communes d’origine libre.

 

La Conquête du séjour paisible

Diminué par un accident en 1930, profondément marqué par les décès successifs de ses parents en 1927 et 1934, ainsi que par l’hospitalisation de sa femme, Jean Mariotti souffre, au cœur de l’Europe déchirée des années 1930, de ne pouvoir se rendre sur son île. Avec Nostalgie, recueil poétique publié en 1935, c’est emplein de pudeur qu’il fait apparaitre pour la première fois les douleurs causées par l’exil. Ces douleurs intérieures s’apaisent chaque année à Oléron, où il anime des centres de loisirs, ce qui lui permet de renouer avec un imaginaire insulaire : les Contes de Poindi (1939) sont nés. Mobilisé en 1940, il est arrêté sur la ligne Maginot puis emprisonné au stalag de Fallingbostel jusqu’en 1942. « Evadé légal » pour raison de santé, il publie À bord de l’Incertaine (1942), véritable cri d’un cœur exilé, désireux d’apercevoir à nouveau les forêts et collines natales mais dont l’écho écolier des rêves de voyage entretient l’ambivalence des débuts.  

En 1947, l’écrivain retrouve la Grande Terre pour plusieurs mois et rentre à Paris chargé des Nouveaux contes de Poindi (1948). Auréolé d’un succès qui fait de lui l’écrivain de la Nouvelle-Calédonie par excellence, il réalise, à la demande du Conseil Général, un Livre du Centenaire (1953) au sein duquel transparait une volonté complexe de figurer une société calédonienne paisible, à la fois fidèle à la France et attachée à la culture kanak. Cette vie paisible en Nouvelle-Calédonie rêvée par Mariotti demeure, alors qu’elle sera largement entravée par le sang et les rancœurs au cours du XXème siècle, à jamais inscrite au sein des Contes de Poindi.  

« Cette histoire est celle de la grande lutte qui donna l’accord majeur des éléments contraires ». L’idée de Conquête du séjour paisible, sous-titre des Contes, permet de se plonger un instant dans ce rêve, d’entrer dans la part d’enfance qui marqua à jamais un grand conteur : « Poindi, dans sa case, avant de s’endormir, écoutait le bruit du vent dans les feuilles. Tout là-haut, dans la brise, le pin colonnaire et le cocotier se parlaient par leurs branches. Leurs voix étaient sereines et leurs propos amicaux. Cette case était bien le lieu du séjour paisible ».

Plus encore, Jean Mariotti interroge le lien de chacun à sa terre, soit la volonté propre de l’Homme de renouer avec ses racines, parfois avec incertitude. L’expérience de l’exil, loin de la tribu, racontée dans À bord de l’incertaine en est la plus belle preuve : « Retrouver Nemdine, c’était retrouver la vie perdue. Hors de ce coin de terre, les canaques de Nemdine était des parias, des êtres incomplets, ni mort ni vivants, sans espoir et maudits pour toujours. Il fallait retrouver la terre des ancêtres, reconstruire la tribu, se mettre en accord avec les puissances de la Terre et des airs, continuer la vie selon la Loi ».

 

Un poète pour l’éternité

Résolument océanien, naturellement éloigné de toute tentation pour l’exotisme littéraire, Jean Mariotti réussit l’exploit d’accompagner les rêves d’Outre-mer de ses lecteurs de façon réaliste, jamais empruntée, toujours vécue. Son regard omniscient, intérieur aux scènes décrites, fera dire à l’historien Louis-José Barbançon que « son coup de crayon est précis. Il ne peint pas la nature calédonienne, il la dessine ».

Expliquant le silence de la littérature calédonienne qui perdurera durant les quarante années qui suivront la mort de l’écrivain, en 1975, le spécialiste de l’histoire des bagnards expliquera que « l’œuvre de Mariotti est un tel monument qu’il faut oser écrire et surtout, publier après lui ». Installé de toute éternité au panthéon des conteurs, Jean Mariotti reste, toujours selon le même observateur, « le premier à faire comprendre que lorsqu’un insulaire monte sur sa colline, du haut de sa crète, lorsqu’il regarde à l’horizon, il ne voit pas que du bleu. Il peut voir le monde. ».

L’ensemble des œuvres de Jean Mariotti est réédité par Les Editions Grain de Sable.

 


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