Umberto Eco au PEN World Voices Festival en mai 2008. ©mtkr / flickr

Umberto Eco au PEN World Voices Festival en mai 2008. ©mtkr / flickr

Tout le monde ou presque a déjà entendu parler d’Umberto Eco, cet écrivain et universitaire italien, auteur d’études et de romans remarqués. Toutefois, il est surtout connu du grand public pour ses œuvres romanesques comme Le Pendule de Foucault ou Le Nom de la Rose. L’adaptation de ce dernier titre au cinéma permit à Eco d’accroître sa renommée internationale.

 

Quand nous évoquons Le Nom de la rose, la majorité des personnes pense au film et non au roman policier. Inévitablement, des images sombres des Temps féodaux occupent les esprits. Elles renvoient à une époque forcément obscure, dure et terrible, alors que la réalité historique fut tout autre.

L’adaptation cinématographique insiste principalement sur l’enquête policière et sur la noirceur supposée de ce Moyen-Age, période finalement très mal nommée. Il suffit de voir les gros plans où la caméra nous montre des paysans aux faciès sales, aux cheveux hirsutes et aux bouches édentées pour renvoyer une image désastreuse. Nous sommes confrontés à une vision historique fantasmée voire même caricaturale. La plupart des figurants présente forcément des accoutrements peu dignes, comme des guenilles et des habits rapiécés, sans parler de leur air ahuri ou hébété. Nous avons ainsi l’impression que les Européens du XIVème siècle n’étaient guère évolués…

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En définitive, dans le film, l’enquête reste le biais majeur qui permet de critiquer cette période historique. Le héros, le fameux Guillaume de Baskerville étale son savoir et son intelligence, non sans une légère pointe d’orgueil. Son sens inné de la logique, de la déduction, la méthode intellectuelle qu’il emploie pour mener ses discussions avec les différents protagonistes lui permettent, malgré tous les obstacles, de résoudre l’énigme du monastère.

Dans l’ouvrage d’Eco, Baskerville reste ce charmeur fascinant à l’esprit vif et supérieur. Néanmoins, ses réels atouts intellectuels ne lui rendent pas l’enquête si facile. Il avance avec beaucoup de tâtonnements, parce que les difficultés sont nombreuses et les embûches tendues s’avèrent particulièrement redoutables. Prenons le temps maintenant de rappeler brièvement le contexte et de présenter le héros principal.

Tout commence en 1327, au moment où, comme trop souvent, la chrétienté médiévale européenne se déchire à cause d’un conflit plus que larvé entre le Pape Jean XXII et l’empereur Louis IV du Saint Empire. Notre héros, un ancien inquisiteur, se rend dans une abbaye bénédictine située entre la Provence et la Ligurie. En lisant l’ouvrage ou en avançant dans le film, nous découvrons la raison pour laquelle Baskerville n’officie plus au sein de l’Inquisition. Baskerville voyage accompagné dans son périple par Adso de Melk, fils d’un noble guerrier, qui désire parfaire son instruction. Dans le livre, Adso est le narrateur de l’intrigue, dans le film il s’exprime par voix off. Il doit être perçu au sein du duo comme le docteur Watson, vu que Guillaume de Baskerville est un double clin d’œil à Guillaume d’Ockham et à Sherlock Homes, de l’aveu même de l’auteur. Les amateurs apprécieront les références théologiques et littéraires.

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Malheureusement, le film ne fait qu’effleurer le conflit théologique entre les franciscains et l’autorité pontificale au sujet de la pauvreté du Christ, de l’Eglise, et les diverses questions concernant les rapports du clergé à l’argent, au savoir et au pouvoir. Le livre offre la possibilité d’être au cœur de toute cette cogitation intellectuelle forcément captivante. Dans cette fameuse abbaye, créée de toute circonstance pour les besoins du scénario, doit se tenir une disputatio entre les représentants du Pape et ceux des franciscains. Une fois que Baskerville arrive sur les lieux en compagnie de son apprenti, les moines bénédictins lui demandent avec une preste discrétion d’enquêter sur la mort mystérieuse d’un de leurs frères, survenue quelques temps auparavant.

Connaissant sa notoriété d’érudit, et sa réputation d’inquisiteur, ils espèrent que Baskerville résoudra l’énigme avant que les envoyés des deux camps n’arrivent à l’abbaye pour des confrontations qui ne s’annoncent pas de tout repos. Le problème supplémentaire est que rapidement, ce qu’on croyait être un suicide prend finalement toutes les apparences d’un meurtre. Il faut se rappeler qu’un suicidé n’avait pas le droit à une sépulture chrétienne, c’est dire le problème soulevé par Eco en racontant cela dans son ouvrage. Le fait qu’il s’agisse d’un meurtre efface la difficulté théologique mais ce crime soulève des interrogations : Qui ? Quoi ? Comment ? Pourquoi ?

Eco appréciait beaucoup le symbolisme, d’où le titre du livre. La Rose étant par excellence l’une des effigies usuelles et habituelles de l’initiation… Dans le même ordre d’idée, précisons que l’histoire se voit découpée en sept chapitres, chiffre éminemment symbolique qui représente le nombre de jours de la semaine et de prières dans la journée (sept fois chaque jour je Te loue, Seigneur). Quant aux chapitres, leur organisation reprend exactement la liturgie des heures : matines, laudes, prime, tierce, sexte, none, vêpres, complies…

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Au fil du livre, des découvertes et des échanges entre Guillaume et les moines bénédictins, nous nous rendons bien compte que des événements louches et non catholiques se déroulent au sein de cette abbaye. Plusieurs moines semblent savoir ce qui s’y passe. Certains apparaissent hésitants à en parler à l’enquêteur, comme s’ils craignaient pour leur vie. Pour ne rien arranger, et à la demande même du Pape, l’inquisiteur dominicain Bernado Gui se rend à l’abbaye et finit par s’impliquer dans les investigations. Ce Gui avait de surcroît un vieux contentieux à régler avec Guillaume, datant de l’époque où les deux étaient inquisiteurs. Leur rivalité montera crescendo tout au long du récit pour bien mal se terminer…

Baskerville incarne parfaitement le type même du poil à gratter dans cette société médiévale catholique, alors que beaucoup ne tournent pas le dos aux superstitions et idées magiques d’alors. Cependant, il convient de ne pas considérer Baskerville comme un libre penseur ou un précurseur de la prétendue religion réformée. Nonobstant ses traits d’esprit, dans l’ensemble savoureux, il reste soumis à l’autorité papale et ecclésiale. De plus, il ne remet en cause aucun dogme catholique et ne s’écarte pas de ses vœux prononcés dans une jeunesse déjà lointaine.

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Dans le livre et encore plus dans le film, Bernard Gui passe délibérément pour un fanatique. Il croit sincèrement à sa mission de chasseur de sorcières et de traqueur de démons. Là ou Guillaume montre de la douceur au risque de passer pour un défenseur des hérétiques et des franciscains spirituels, et exprime certains doutes, Gui affiche un visage volontiers dur, sans charité et sans esprit de justice. L’attitude que lui font adopter l’écrivain et le réalisateur entre cependant en totale contradiction avec les enseignements délivrés dans le Manuel de l’inquisiteur commis par le Bernard Gui historique…

Plusieurs fois, au cours des échanges – toujours forts intéressants – avec son disciple, Baskerville vante les bienfaits de la civilisation musulmane en disant du bien de savants musulmans ou en expliquant que ces derniers savaient déjà des choses ignorées par les intellectuels catholiques. Fort bien ! Cependant, avec le recul des siècles, nous pouvons légitiment nous demander pourquoi cette civilisation musulmane si avancée n’a-telle pas continué de briller dans le concert des nations ? Pourquoi ce coup d’arrêt brutal voire même ce net recul ? Nous y reviendrons ultérieurement.

L’abbaye où évolue Baskerville renferme la plus grande bibliothèque de toute la chrétienté. Elle apparaît comme le navire-amiral de la connaissance. Des trésors intellectuels y sont copiés, étudiés quand d’autres restent sagement enfouis… N’oublions pas de préciser qu’elle se présente comme un grand labyrinthe où le profane et le novice peuvent se perdre en déambulant dans les couloirs. La métaphore architecturale nous paraît sublime. De même, les salles forment des plans géométriques et des messages en latin apparaissent sur les murs ou les linteaux des portes. Ils forment de véritables énigmes à déchiffrer, pour le plus grand plaisir intellectuel de Guillaume et Adso.

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D’une manière générale, la question de la pauvreté défendue par les franciscains, conduit ici à une conception radicale. Ils argumentent en rappelant que le Christ était pauvre et qu’Il ne possédait que sa tunique et ses sandales. Le chrétien devant imiter Jésus, les franciscains considèrent donc que l’Eglise gagnerait à se dépouiller de tous ses biens matériels. Pourtant, Jésus avait aussi déclaré : « Faites-vous des amis avec l’argent d’iniquité ».

Cette réflexion entamée par des théologiens franciscains provoque des répercussions politiques dans le domaine temporel. Effectivement, les Empereurs et les Rois aimaient revendiquer leur indépendance face au pouvoir spirituel incarné par le Pape, voire même à empiéter sur ses prérogatives. Cette querelle sur la pauvreté de l’Eglise offrait à Louis IV l’occasion de contrarier Jean XXII et surtout de vouloir que les biens ecclésiastiques lui reviendraient de droit, si l’Eglise adoptait la position dangereuse des franciscains : le droit de propriété constitue un des fondamentaux bibliques.

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Au milieu de ces essentielles considérations théologiques et philosophiques, un chapelet de morts s’égraine régulièrement dans l’abbaye, sans que Guillaume, malgré son talent d’enquêteur, n’arrive à l’empêcher. De plus, les discours millénaristes hérétiques entrent également en jeu, car des moines bénédictins furent, dans leur passé, adeptes des théories d’Ubertin de Casale et de Michele da Cesena.

Entre l’enquête passionnante et les réflexions intellectuelles profondes, ce livre d’Eco nous a littéralement enthousiasmés. Il est remarquablement bien écrit, l’esprit médiéval, retranscrit par l’auteur, nous transporte sur le chemin difficile de la quête intellectuelle menacée par l’ignorance et les excessifs de toutes les écoles.

En définitive, le livre sert de point d’appui à Eco pour poser différentes questions : Qu’est-ce que l’erreur ? Comment la combattre ? La connaissance doit-elle être diffusée à tous ou réservée à une élite ? Comment envisager les rapports avec l’autorité ? Cette connaissance des Anciens et sa transmission, la devons-nous vraiment aux arabes musulmans ? L’Eglise doit-elle être pauvre ? Qu’est-ce que la pauvreté ? Dans le domaine temporel, Jésus a prêché et enseigné, mais sans défendre une institution en particulier… Par conséquent, comment la société doit-elle s’organiser à l’aune du discours évangélique ?

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Eco le confesse volontiers dans son introduction : il n’avait pas la volonté, ni l’envie de répondre à toutes ces interrogations. Pour nourrir cette réflexion et ouvrir de vastes perspectives intellectuelles, nous citons volontiers le narrateur, Adso : « Il fait froid dans le scriptorium, j’ai mal au pouce. Je laisse cet écrit, je ne sais pour qui, je ne sais plus à propos de quoi : stat rosa pristina nomine, nomina nuda tenemus ». Les initiés comprendront et les autres buteront sur cette phrase…

 

Le Nom de la rose – Umberto Eco – Éditions Grasset – 1983

 


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