La conception de la liberté à l’épreuve du langage politique
Publié le 31/08/2022
Dans la tradition philosophique occidentale, fondée sur le concept de libre-arbitre, la liberté est davantage interrogée sur ses limites que sur son existence. Limites morales, politiques, individuelles, chacun interrompt la liberté là où il aimerait qu’elle prenne fin. Ainsi, des dérives, notamment en matière politique, peuvent amener à une répression accrue injustifiée et donc injuste.
La délinquance et la criminalité de masse doivent amener en toute logique à une répression de masse de ces actes sortant du cadre de la légalité. Deux voies s’offrent donc au législateur et aux pouvoirs publics pour combattre une telle menace : la première consiste à combattre la menace, et seulement elle, avec des moyens adaptés et proportionnés – pouvant consister en l’augmentation du nombre de forces de l’ordre, du nombre de magistrats et du nombre de places de prison. La seconde, a contrario, consiste en la surveillance de masse de la population, méthode inappropriée et non proportionnée, au nom de sophismes majeurs tels que « la sécurité est la première des libertés » ou encore le non moins fameux « Si vous n’avez rien à cacher, vous n’avez rien à craindre ». Force est de constater que la France, depuis quelques années se dirige de manière accélérée vers la seconde solution, au bénéfice des délinquants et des criminels et au détriment du citoyen.
« La sécurité, première des libertés » (Alain Peyrefitte)
A la droite de l’échiquier politique, les libertés ne semblent pouvoir exister que sous le cadre strict du respect d’une liberté première que serait la « Sainte sécurité ». Cadre restrictif s’il en est, le « droit à la sécurité » fait depuis peu son apparition en complément et à l’opposé du traditionnel « droit à la sûreté ». Si ce dernier permet au citoyen de se prémunir contre les tentatives d’atteintes arbitraires à sa liberté par l’État, le droit à la sécurité permettrait, lui, à l’État d’augmenter son pouvoir répressif contre sa propre population au nom d’une notion indéfinie qu’est la sécurité.
Chose aberrante que de permettre au citoyen français de disposer d’un probable droit subjectif allant à l’encontre de ses propres intérêts ! Chose d’autant plus aberrante quand le fondement même dudit droit repose sur la formule obscure qu’est « la sécurité ». A quoi renvoie la sécurité ? Au droit pénal exclusivement ? Au droit administratif en partie ? A tout élément de responsabilité qui mettrait en danger une personne ou une chose ? Porte-t-on atteinte au droit à la sécurité d’autrui si, en passant la serpillière sur un sol carrelé, ce dernier chute malencontreusement ? Si oui quelle en sera la conséquence juridique ?
Dire que la sécurité est la première des libertés ne devrait pas, en théorie, d’un point de vue libéral, que permettre au citoyen de poursuivre l’État contre son absence de résultats face à l’éradication de la délinquance et de la criminalité. Position logique contredite par le Conseil d’État qui a pu déclarer dans un arrêt en date du 20 juillet 2001 que « l’autorité administrative a[vait] pour obligation d’assurer la sécurité publique, [mais que] la méconnaissance de cette obligation ne constitu[ait] pas par elle-même une atteinte grave à une liberté fondamentale ».
Notons que si la sécurité était réellement la première des libertés aucun pays n’aurait été plus libre que n’importe quel État totalitaire du XXe siècle.
En somme, la sécurité étant vue comme première des libertés ne fait que rogner une partie du droit subjectif à la sûreté dont dispose le citoyen face à l’État. Il permet également aux pouvoirs publics français de se renforcer contre sa population dans un jeu de dupes digne de l’art de prestidigitation de Copperfield. Les libertés s’estompent ainsi sous l’autel du devoir sans pour autant que les problèmes liés à l’insécurité ne soient résolus.
« Si on n’a rien à cacher, il ne faut pas avoir peur » (Klaus Schwab)
A la gauche de l’échiquier politique, la liberté n’existe concrètement pas. Si à droite, on fait tout pour l’étouffer, à gauche, on lui ôte même son sens. Dans une de ses célèbres interviews, le fondateur du Forum Économique Mondial, Klaus Schwab, nous a livré un sophisme aussi vieux que le monde sur un plateau d’argent. Selon ce dernier, « si on n’a rien à cacher » il ne faudrait « pas avoir peur ». Essayons de décortiquer cette sentence qui irradie dans l’esprit de nos élites.
La liberté selon Klaus Schwab se conçoit d’une part sans la présence du secret (« si on n’a rien à cacher »). Le destinataire de cette phrase, l’intégralité du monde hormis peut-être monsieur Schwab, est donc invité à ne rien cacher.
Nous pouvons déjà noter que cette phrase incite d’une part, a minima, à sanctuariser l’absence de la notion de vie privée et de la notion de secret, fondements nécessaires à la liberté. Qu’est-ce qui fait en effet de nous des Hommes libres ? C’est cette aptitude à dissimuler ce que l’on aime ou ce que l’on déteste, ce que l’on fait ou l’on ne fait pas ou au contraire de révéler ces informations aux personnes que nous chérissons. Car si la liberté « consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui » (article 4 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen), elle sort d’un point de vue juridique du cadre de la répression.
La loi permet en effet au citoyen de posséder une liberté textuelle. Toutefois, pour que cette liberté devienne réelle, le citoyen doit, le plus souvent, user d’un outil social qu’est le secret. Car si la loi n’interdit pas, la norme sociale peut pour autant prohiber. Imaginons que vous cherchiez un emploi à l’Opéra de Paris (exemple pris au hasard) et que la personne se chargeant du recrutement au sein de cette institution se soit rendue compte que vous occupez un emploi en parallèle pour un journal faisant la promotion de Valeurs Actuelles (par tout hasard), deux choses se produisent : d’une part la loi interdit au recruteur de ternir compte de cette information à titre discriminatoire, d’autre part la norme sociale peut être en votre défaveur, même très certainement.
Vous ne disposez donc plus que du secret pour obtenir votre emploi. Dans le monde rêvé par le président du Forum Économique Mondial, cette offre d’emploi vous serait immédiatement refusée. Pourquoi ? Parce que votre recruteur connaîtrait tout de vous (« car vous n’avez rien à lui cacher ») et parce que vous être une personne « fréquentable » selon la tendance de votre futur employeur. Et cet exemple ne s’applique qu’au milieu professionnel. En vous laissant le loisir d’imaginer de telles implications dans votre vie quotidienne.
A maxima, une absence du secret mènerait irrémédiablement à deux conclusions. D’une part la délation serait encouragée, car si les autres font l’effort de se dévoiler pourquoi ne le feriez-vous pas ? D’autre part votre absence de secret, et donc de liberté, vous mènerait à une vie d’une monotonie plus que plate, votre personne devant se conformer à la fois à la norme juridique, mais aussi à la norme sociale. Un totalitarisme déjà perceptible au travers de la mécanique chinoise du crédit social.
La liberté selon Klaus Schwab se conçoit d’autre part par l’omniprésence des pouvoirs publics dans la gestion de la population assimilée à un troupeau à diriger. La phrase « Si on n’a rien à cacher, il ne faut pas avoir peur » peut être interprétée a contrario comme ceci : « Si on n’a quelque chose à cacher, il faut avoir peur ». Il faut donc comprendre que les pouvoirs publics ou l’État seraient à même de persécuter une partie de la population ayant quelque chose à cacher, que cela soit vrai (par exemple par l’existence d’une activité illégale) ou faux (le fait de ne pas dévoiler l’intégralité de sa vie étant déjà assimilée à une faute impardonnable digne des plus grands crimes).
Les délinquants et criminels sont ainsi mis sur un pied d’égalité avec la population respectueuse de la loi. Cette logique de gestion du risque délictuel et criminel se traduit déjà par l’emploi de caméras de vidéosurveillance à reconnaissance faciale sur une grande partie du territoire français et mondial. Le citoyen doit donc, dans ses gestes, paroles et actes prouvés sa bonne moralité à la divinité-informatique comme à un dieu.
Sandrine Rousseau, députée française, a pu aussi proposer sa vision de ce néo-totalitarisme en affirmant à propos des violences conjugales que l’ « on va regarder dans les foyers des gens ce qui s’y passe. Parce que s’il y a quelque chose d’injuste et de structurellement injuste, alors il faut donner les moyens aux femmes de pouvoir s’en sortir, bien sûr». Le télécran orwellien n’est plus si loin !
L’humanité semble donc se destiner à la justice paradoxale du film Minority Report qui condamne des actes qui ne se sont pas encore déroulés. Un principe de précaution allant loin en avant sur l’iter criminis (chemin du crime) niant aux citoyens leur présomption d’innocence et allant jusqu’à leur appliquer une présomption de culpabilité potentielle. L’État et l’administration semblent toutefois oublier qu’ils ne sont pas là pour être servis, mais pour servir et que « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne p[ouvant] être fondées que sur l’utilité commune » (Article 1 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen).
Il conviendrait donc que les pouvoirs publics distinguent les citoyens fautifs des citoyens innocents et qu’ils se souviennent que l’action pénale doit être engagée uniquement sur le fondement de preuves. La population, quant à elle, devrait arrêter de mimer le rôle du bon citoyen « qui n’a rien à cacher », du moins si cette dernière souhaite encore rester un peu de temps libre de ses mouvements, de ses choix et peut-être même un jour de ses pensées.
Souvenons-nous que « Le besoin de plaire [est la] première restriction de la liberté individuelle » (Jean-Christophe Marion).
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