Août 2006. Frontière Liban-Israël. Photoreportage avec l'unité HEREV des Druzes. ©Jean-Paul Ney

Il y a plus de vingt-cinq ans, Jean-Paul Louis Ney*, un reporter et chercheur sur les questions de terrorisme français est invité en Israël sur la base militaire de Zéelim dans le Néguev. Il y expose auprès des pontes locaux sa vision presque prophétique : des invasions terroristes fulgurantes depuis Gaza et des actions cyber dans un futur proche. Récit et analyse.

 

*Jean-Paul Louis Ney est grand reporter et ancien directeur de recherche au Centre de recherches et d’étude sur le terrorisme à Paris. Spécialiste des actions d’infoguerre et cyber, il est aussi auteur de plusieurs ouvrages et documentaires sur le sujet.

 

En 1997, j’étais venu en Israël en tant que volontaire et observateur sur la base éloignée de Tzéélim, en plein désert du Néguev, à deux pas d’un kibboutz agricole et de ses autruches. Non loin de la base des Shirion (Corps blindé mécanisé de l’armée israélienne), il y avait l’institut du contre-terrorisme (ICT). Tout le monde déjeunait alors dans le mess de la base, troufions comme officiers, ainsi que les « chemises » de l’institut.

Présentation faites, je suis invité après un mois d’observation à exposer mon point de vue, une analyse à chaud devant un parterre d’officiers et de civils, souvent très jeunes (mon âge tout au plus, la majorité effectuant leur service militaire). Sans entrer dans les détails, je parle déjà du cyber – je termine alors mon premier livre « Terreurs Virtuelles, les nouvelles menaces à l’aube du XXIe siècle » qui sortira deux ans plus tard en 1999 – et j’évoque ouvertement la possibilité d’une organisation terroriste appuyée par des états-voyous dans l’enclave de Gaza, aux portes d’Israël. Silence dans la salle, je déroule ma pensée : le fait qu’il est logique que dans dix ou vingt ans, des ennemis dirigés par la haine et la manipulation des politiques et des religieux s’en prendront à des accords de paix de type « Oslo » ou « accords du Caire » (1994, accords dits de « Jéricho-Gaza »). Cette opération se déroulera en plusieurs phases, six au total, dont certaines prendront des années. Je les dessine sur une feuille dont l’étoile de David est présente à chaque branche :

  • La première phase sera d’endormir politiquement Israël tel un homard dans sa cuisson, d’appuyer les partis et intellectuels arabes, de reléguer les « amis d’Israël » et de faire monter les plus radicaux parmi les citoyens israéliens. Il sera aussi question d’éradiquer les Palestiniens laïcs et progressistes amis de la paix au cœur même de Gaza.
  • La deuxième phase pour un tel groupe islamiste sera de rejoindre le monde cyber et de communiquer. A cette époque, tout le monde se fichait bien de « l’intifada électronique » qui était déjà en route dans le cyber (et de ce qui deviendra Internet et les réseaux sociaux) : un « djihad électronique » piloté surtout depuis des universités américaines par de jeunes penseurs musulmans de la mouvance Ikhwan al Muslimin (frères musulmans).
  • La troisième phase sera de rejoindre « le djihad mutualisé » pas encore devenu le « djihad international » de Ben Laden pourtant déclaré un an plus tôt, en 1996 et toujours basé sur la pensée du Coran alternatif de Sayyid Qutb.
  • La quatrième phase sera de faire des palestiniens des « victimes éternelles » et d’utiliser le combat légitime du peuple palestinien dans une stratégie de guerre de l’information tant médiatique que sur Internet (et ce, bien avant les réseaux sociaux, nda). Elle devra comprendre la manipulation et le storytelling auprès des jeunesses arabo-musulmanes et des associations en Occident et ailleurs autour du globe.
  • La cinquième phase sera de s’allier avec des états voyous ou jouant la duplicité (taqîya) pour manipuler Washington et Tel-Aviv avec l’aval des gauches occidentales unies. Elle permettra de mutualiser l’idéologie, les armes, les méthodes et les identités (vrai-faux passeports, laissez-passer, instituts…) ainsi que des échanges militaires et des formations clandestines.
  • La sixième phase sera l’attaque frontale de plusieurs groupes islamistes aux frontières d’Israël mais aussi le soulèvement de certains groupuscules arabes israéliens à l’intérieur du pays. Ces groupes comme le Hamas, le Djihad Islamique ou le Hezbollah sont soutenus par des états voyous, notamment l’Iran et la Russie (notez que nous sommes en 1997 et qu’il n’est pas encore question du Qatar. NDA)

Cette intervention restera confidentielle. Ce que je puis en dire aujourd’hui c’est que ces femmes et ces hommes en charge de la protection d’Israël trouvaient que « j’allais trop loin », et que ma « jeunesse » pouvait « me jouer des tours ». Je me souviens d’avoir résumé mon analyse par cette phrase : « La multiplication des fronts contre Israël, tant militaires que diplomatiques, les faiblesses du système civil et militaire, et trop de confiance en soi sont déjà le talon d’Achille du pays. Vous ne pouvez pas laisser des organisations terroristes prospérer dans votre voisinage, c’est totalement illogique ».

 

Frontière et muraille de sécurité en Israël. ©Jean-Paul Ney

 

Malaise dans l’ensemble de l’auditoire, à tel point qu’une fois le briefing terminé, un commandant me jeta dans sa jeep et fonça tout droit vers le désert. Quelques kilomètres plus loin, il s’arrêta, et me montrant du doigt un point dans le ciel : là-haut, devant moi, dans ce ciel azur pointe un œil brillant. « C’est un dirigeable, avec ça on voit toute la frontière égyptienne. C’est bardé de caméras. Ne t’inquiète pas on les verra venir ! » me dit-il. Le patron local de l’Aman (le renseignement militaire israélien) est fier de son joujou. Je lui parle de Gaza et il me montre un dirigeable pointé sur l’Egypte… J’essaye de me convaincre qu’ils ont raison, que je dois me tromper, que je suis sans doute trop jeune et trop arrogant…

Pendant des années je maintiendrai ma vision, au fur et à mesures des différents postes que j’occuperai en tant que reporter et chercheur sur les questions de guerre de l’information et de terrorisme.

Ce matin du 7 octobre 2023, j’ai découvert que je n’étais pas le seul à avoir fabriqué la même analyse jadis. Je n’ai jamais pensé comme un israélien, mais comme un terroriste, c’est ça mon boulot. Et l’erreur des Israéliens est de s’être principalement enfoncés dans l’analyse très et trop « universitaire » du terrorisme à grands coups d’études bidons, de conférences inutiles, de rencontres futiles et de salons superfétatoires. Tout ça pour ça.

 

La réussite « exceptionnelle » du Hamas face à Israël

Mon travail n’est donc pas de faire plaisir, sinon j’aurais brillé en tant qu’escort-boy ou masseur. Mon job est de produire du jus de cerveau, de sortir de la pensée sécuritaire bridée, de jouer sur tous les tableaux et de rentrer dans la tête des « mecs d’en face ». Comme me l’a dit un jour un officier arabe jordanien : « Il ne faut pas lire ce que la main écrit, mais ce que pense le cerveau qui pilote la main, vous ne comprendrez jamais les islamistes à ce rythme-là ». Les Israéliens n’ont observé que la main, ont décortiqué son fonctionnement, son rythme, son écriture, ses traits, sa constitution, sa vitesse, sa résistance, ils ont même liquidé le fournisseur d’encre et de stylo et ont passé au scanner la moindre aspérité de cette hamsa (main). Trop occupés, ils n’ont pas levé les yeux pour voir qu’un cerveau pilotait cette main.

Je dois donc déposer à l’entrée toute connivence, tout sentiment et me positionner en observateur, non pas neutre, mais réaliste : Oui l’opération du Hamas est une réussite exceptionnelle, inquiétante et terriblement efficace, les terroristes islamistes (ce sont les mêmes que ceux de novembre 2015 à Paris) se sont organisés sous les radars et à la barbe de la CIA, du Mossad, de l’Aman et des services secrets et de renseignement militaire des pays arabes (proches d’Israël ou non).

Il faut le dire : cette opération a été préparée avec une discrétion, une minutie et une sécurité d’un haut niveau militaire. Elle a prouvé que les terroristes du Hamas ne sont plus ces va-nu-pieds armés de kalash face à une armée qui jadis avait su mêler technologie et tactiques de guerre ancestrales.

 

Le brouillard de la guerre

Ce matin du 7 octobre dernier, les terroristes du Hamas savouraient leur victoire déjà bien avant de s’élancer. Quand on sait que Tsahal n’a repris des localités que plus de 10 heures après l’attaque : incompréhensible, impensable !

Enfumage, tensions, désinformation, fausse menace du Hezbollah au nord, désorganisation de l’armée suite à la crise constitutionnelle, réservistes en grève, hauts responsables dans le brouillard (de la guerre), une partie de ce réseau de renseignement, d’analyse et de vigilance interrompu par la crise sociale et politique, mauvaises relations avec le ministre de la sécurité (ultradroitier et intégriste religieux xénophobe), une majorité des services de renseignement et de contre-terrorisme se sont isolés de ce ministre « très agité et infréquentable » selon plusieurs sources. Voilà le puzzle qui s’est mis en place pour ouvrir le chemin de la victoire du Hamas.

« A la suite à cette tension politique interne en Israël, le cabinet du Premier ministre recevait donc des informations parcellaires dans une ambiance fortement détériorée » explique un analyste français avec qui je travaille souvent. La machine du renseignement fonctionnait mais au ralenti (ce qui est mortel en temps de guerre). Une source israélienne confirme que l’information était toujours collectée mais qu’elle a été mal interprétée voire « gelée » depuis plusieurs mois. Des citoyens israéliens et étrangers étaient donc déjà condamnés sans le savoir. Le Hamas a profité du brouillard de la guerre et Israël est allé jusqu’à en oublier le côté kamikaze du groupe.

Autre fatale erreur, mais aussi autre enchaînement arrogant du tout technologique : l’unité 8200 (Yehida Shmone-Matayim) en charge des interceptions cyber et des écoutes n’a pas détecté le moindre changement dans les habitudes des combattants du Hamas et autres terroristes du djihad islamique. Elle n’a pas décelé la moindre menace crédible. L’Aman, le renseignement militaire n’a pas vu entrer les armes (ni le Mossad d’ailleurs), les missiles, le matériel nécessaire à la propulsion venant d’Iran par la mer ou par l’Egypte… Le Mossad n’a pas détecté les achats à l’étranger des moteurs et autres voiles, protections, armes, munitions, véhicules et motos nécessaires pour une telle attaque terroriste frontale d’un niveau jamais vu. Certains experts les ont pourtant prévenus.

Une autre confirmation à ce jour : le système cyber d’alarme du mur de protection le long de la frontière avec Gaza a été désactivé avec l’aide de l’Iran et des gardiens de la révolution. Des hackers ont clairement participé à l’attaque, les traces numériques existent selon plusieurs de mes sources.

Le renseignement et la sécurité sont devenus aveugles et sourds facilitant l’entrée des terroristes en Israël, reléguant à l’âge de pierre le grand système technologique : le bouclier de David n’est plus, la grande illusion s’est effondrée, Israël a perdu son flair et son feu, tel un dragon endormi qui ne fait plus peur à personne.

 

Les fautes et la bande à guignol

Tout comme les services américains le lendemain du 11 septembre 2001, les Espagnols en 2004 à Madrid, ou les Français lors des attaques de Merah en 2012, les espions israéliens se sont réveillés sonnés, vidés, incrédules face à la réalité et la force de la gifle. Nul doute qu’une commission d’enquête sera mise en place après la guerre contre le Hamas et peut-être contre l’Iran.

Autre échec du renseignement : A Gaza, les « capteurs humains » c’est-à-dire les espions palestiniens à la solde d’Israël ainsi que les infiltrés ont été – depuis plusieurs mois – méthodiquement repérés puis éliminés un part un avec l’aide technologique et humaine des pasdaran Iraniens (Corps des gardiens de la révolution islamique). Une majorité de ces espions ont été « retournés » pour diffuser des fausses informations à leurs agents traitants en Israël : le Mossad et le Shabak ont été intoxiqués, endormis au GHB.

 

Unité anti-terroriste en Israël à l’entrainement dans le complexe Chicago. ©Jean-Paul Ney

 

Et que dire des signaux qui ont été simplement omis, ignorés ou pire : mal analysés ? Car une telle formation militaire de terroristes ne passe pas inaperçue ! Qui avait la charge de surveiller les mouvements de fonds nécessaires à une telle organisation ? Quid des conversations téléphoniques ou numériques, des interceptions ? « On peut voir et comprendre. On peut surtout ne pas voir et dans ce cas être sur et certain que quelque chose se prépare » explique une source du contre-terrorisme : c’est le syndrome Abbottabad, du nom de la ville au Pakistan qui hébergeait Ben Laden. Le fait que cette villa ne soit pas connectée à Internet ni à aucun réseau téléphonique et que plusieurs personnes y habitent a fini par éveiller les soupçons d’une analyste du renseignement américain.

Les services en charge de surveiller Gaza et le Hamas n’ont pas détecté le moindre comportement suspect ? Le moindre changement de charge sur les réseaux ? « C’est impossible, les Israéliens sont capables de voir 1 500 téléphones mobiles qui se déplacent d’un coup ou par groupes et s’ils s’éteignent, les alarmes se déclenchent bien quelque part » confirme une source qui a travaillé au développement de plusieurs logiciels de contre-terrorisme. Et c’est bien là où le bât blesse : il est impossible qu’aucun signal faible ou lointain n’ait été repéré. Cette opération n’est pas un tour de magie ou une mauvaise série télé. Elle comporte des éléments détectables difficilement camouflables tant à l’intérieur de Gaza qu’à l’extérieur.

C’est une opération et une attaque multi-fronts (air-terre-mer-cyber) très réfléchie et qui n’a pu se concrétiser que par l’appui d’un « rogue state » (état voyou) militarisé, l’Iran, aux capacités infinies et sans doute aussi du Qatar, qui héberge les têtes du Hamas à Doha, leur donnant un accès quasi inépuisable à une manne financière mais aussi à des passeports diplomatiques. C’est le Qatar qui va encore négocier alors qu’il finance le Hamas mais aussi le PSG… un monde de dingues.

« Une bande de guignols capables de tout voir, de trop voir, mais pas le moindre changement dans l’attitude et les habitudes des militants du Hamas ?! » répond aussi à ma question Avital, un ex du Mossad aujourd’hui consultant. Il a presque raison et pas forcément tort devrais-je dire. Nous sommes à la fin du mois de juillet 2023 lorsque l’ancien chef de l’armée de l’air, Eitan Ben Eliyahu, met en garde contre « une catastrophe », au moment de la discorde civile où les réservistes israéliens se mettent en grève et refusent de servir (en raison de la controverse suscitée par le plan de réforme de la justice du gouvernement de Benjamin Netanyahou).

Rappelons-nous que la crise politique est très grave et paralyse le pays perturbant fortement le système de renseignement. Cette « catastrophe » dont a fait mention le général Ben Eliyahu se produit donc le samedi 7 octobre : « Ce qui s’est passé ici est impardonnable ! Comment avons-nous pu être aussi surpris ? » a-t-il déclaré récemment. Il n’a pas été seul à déplorer et prévoir cette attaque sans précédent, quelques minutes après, sur un groupe de discussion sur Signal, dans lequel je suis présent. Les spécialistes de ces questions n’étaient pas surpris, c’était logique. Ce qui l’était moins c’est comment et pourquoi le soldat Israël s’était endormi.

 

Le millefeuille parfait et la cerise sur le gâteau

A shabbat et pendant la fête de Souccot, le pays vit au ralenti, comme lors de la guerre du Kippour et ça, le monde arabe le sait et surtout les islamistes. Tout portait à croire, depuis plusieurs jours, que – selon les sources palestiniennes (intoxiquées, nda) – une révolte aurait lieu en Cisjordanie, vidant alors les principales forces de sécurité du sud d’Israël afin de les déplacer pour sécuriser la Cisjordanie. Il était possible de voir une certaine fièvre monter : ce n’était que de la poudre aux yeux. Meurtrière erreur donc et terrible réussite des services secrets du Hamas : l’intoxication via des sources « retournées » venait de fonctionner à merveille. Eux-mêmes ont-ils sans doute eu du mal à y croire !

Les forces envoyées en Cisjordanie, la faiblesse du gouvernement et la « fitna » entre israéliens issue de la crise politique ont été les couches d’un millefeuille provoqué, génial dans le mal et idéal dans sa minutieuse préparation avec sa cerise « sur le gâteau » : le festival de musique électronique, le réservoir parfait d’otages et de viande fraîche pour le combattant palestinien assoiffé de vengeance. « On sait quen plus d’être des otages, certains, je dirais certaines, des femmes, et des jeunes filles, sont devenues des tropes sexuels pour des sauvages dont les imams justifient la capture de femmes juives pour leur propre satisfaction » confirme un militaire israélien. Cruel à entendre, cruel à dire, mais c’est une stricte réalité dont on imagine à peine ce que ces femmes subissent au moment où vous lisez ces lignes.

Israël a échoué fatalement, le K.O est monumental, pitoyable, le traumatisme gigantesque, la réputation d’invincibilité, de professionnalisme du Mossad, du Shabak et de l’Aman à jamais détruites sont un fait dont le petit état démocratique aura beaucoup de mal à se relever. à vrai dire, il ne s’en remettra jamais. J’en mets, hélas, ma main à couper.

 


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