«L’Esprit impérial» : le livre de Robert Gildea qui retrace l’histoire des empires coloniaux anglais et français

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François-Auguste Biard : Proclamation de l'abolition de l'esclavage dans les colonies françaises, 1848.

Robert Gildea est un historien britannique, professeur à l’université d’Oxford, spécialiste de la France des XIXème et XXème siècles. Il a notamment commis Comment sont-ils devenus résistants ? Une nouvelle histoire de la Résistance, 1940-1945. Avec ce nouvel ouvrage intitulé L’Esprit impérial et sous-titré « passé colonial et politiques du présent », il retrace l’histoire des empires coloniaux anglais et français, notamment leurs origines et les mythes qui les ont accompagnés.

 

Dès les premières pages, l’auteur explique que « l’empire fut à la fois un rêve de gloire et une chronique de l’angoisse ». Il précise ensuite son idée de la manière suivante : « prises ensemble, cependant, ces deux approches laissent entendre que les termes empire et colonialisme ont aujourd’hui encore de multiples résonances ». Effectivement, chacun sera libre de constater les tensions qui existent « aujourd’hui encore » dans les anciens pays colonisateurs dès que la colonisation et la décolonisation sont traitées par les politiques, les intellectuels, les médias et les arts en général. Il est quasiment impossible d’en parler sérieusement et sereinement sans tomber dans l’invective ou l’utilisation de raccourcis historiques forcément dangereux.

 

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Il apparaît ainsi que personne ou presque ne semble avoir tourné la page, alors que rares sont les acteurs de cette époque à être encore en vie. Des ressentiments tenaces persistent malgré les années qui passent. Sans compter qu’en France le pouvoir politique s’est emparé de mauvaise manière de ce sujet avec la promulgation de la Loi dite Taubira du 21 mai 2001. Nous considérons que ce n’est pas au législateur d’inscrire dans le marbre des « vérités » historiques. Pierre Vidal-Naquet dans le quotidien Le Monde avait fait observer une remarque pleine de bon sens : « Est-ce que les Grecs d’aujourd’hui vont décréter que leurs ancêtres les Hellènes commettaient un crime contre l’humanité car ils avaient des esclaves ? » Joseph Savès avait écrit : « En stigmatisant l’esclavage et la traite pratiqués par l’ensemble des Européens et eux seuls, la loi Taubira racialise le phénomène et le réduit à une opposition entre Blancs d’Europe et Noirs, au mépris de la vérité historique. Elle oublie tout simplement aussi que la plupart des Français de métropole n’ont dans leur passé familial aucun rapport avec la traite atlantique ».

La traite arabe a été la plus longue et la plus régulière des trois traites, ce qui explique qu’elle fut la plus importante en nombre d’individus asservis : 17 millions de personnes selon l’historien Olivier Pétré-Grenouilleau, du VIIème siècle à 1920. Certains pays n’ont adopté une législation interdisant l’esclavage qu’au XXème siècle (Maroc, Irak, Arabie Saoudite, Mauritanie…).

 

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Ceci étant dit, je confesse qu’avant de lire ce passionnant ouvrage, je me positionnais déjà contre le projet colonial. Sa lecture n’a fait que confirmer mes idées sur le sujet. Je rappelle qu’en France, il fut porté par la gauche républicaine et laïque. C’est souvent oublié, ignoré ou caché pour des raisons idéologiques. Mais il s‘agit d’un fait brut, historique et incontestable que Gildea a le mérite d’exposer librement et sans aucune réserve. Beaucoup connaissent la phrase que Jules Ferry prononça le 28 juillet 1885 à la tribune : « Il faut dire ouvertement quen effet les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures »…

Le 6 avril 1943, en pleine Deuxième Guerre Mondiale, Churchill évoquant les relations internationales qui se développeront après ce conflit meurtrier prophétisa : « Les empires du futur seront les empires de l’esprit ». Cette déclaration signifiait que le Premier Ministre du premier empire colonial au monde pensait sûrement que ce modèle dominants-dominés prendrait fin tôt ou tard. Effectivement, Churchill devait considérer, selon Gildea, que les futurs empires « ne seraient plus des titans armés en guerre les uns contre les autres, mais plutôt des empires universels cohabitant dans la paix et l’harmonie ». En définitive, cette notion « d’empires de l’esprit » a de l’aveu même de l’auteur donné le titre du présent ouvrage.

 

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Gildea énonce une théorie intéressante que nous relevons : « Quoique protéiformes, les empires n’en prenaient généralement pas moins l’une des trois formes suivantes. Ils étaient soit commerciaux, soit coloniaux, soit territoriaux ». Dans le même ordre d’idée, l’auteur estime que « l’empire ne fut jamais une réalité unique. Phénomène protéiforme, il fut improvisé avant même d’avoir été conçu comme un tout ». Nous notons également un trait révélateur des empires coloniaux : « Il entraînait vers l’avant, mais on lui résistait et ainsi perdait-il du terrain. Plutôt que de se retirer quand il échouait sous une certaine forme, ou dans un domaine particulier, on le réinventait, on le rebâtissait à nouveau frais ».

Cependant, comme chacun sait, l’histoire nous transmet une seule leçon : les leçons de l’histoire ne sont jamais retenues. En partant de ce principe élémentaire, nous ne sommes guère surpris de lire le propos suivant : « L’angoisse de tout perdre et la volonté de puissance et de prospérité étaient telles que les leçons de la défaite furent rarement apprises ». En définitive Gildea note que « ce qui prédominait était plutôt la tendance à reproduire des formes du passé, aussi bien les pratiques que les institutions, et du même coup à prendre le risque de s’exposer de nouveau à la défaite ».

 

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Il est particulièrement utile que l’auteur revienne sur les mythes qui ont, selon lui, façonné l’esprit impérial à travers les âges : « La mythologie impériale racontait comment des navigateurs intrépides et des investisseurs audacieux bâtirent des routes commerciales, comment des pionniers défrichèrent des plaines vierges pour les rendre fertiles, comment des administrateurs éclairés leur succédèrent et établirent au loin le gouvernement bienveillant de la Mère-Patrie ». Mais ici, nous ne suivrons pas en tout sa critique de ces « mythes ».

Le projet colonial fut certes contestable dès le départ parce qu’il reposait sur un certain eugénisme social ou un darwinisme assumé : nous le reconnaissons volontiers. Néanmoins, la colonisation ne fut pas que cela et heureusement. L’auteur n’évoque pas les routes, les écoles, les bâtiments publics, les hôpitaux, l’amélioration de l’alimentation, l’explosion de la démographie grâce aux progrès médicaux apportés par les colonisateurs. Par ailleurs, les habitants des anciens pays colonisés, malgré une rancune opiniâtre pour nombre d’entre eux envers les anciens colons, n’hésitent pas, comme chacun peut aisément le constater, à venir en masse en Europe pour profiter d’un confort de vie dont ils ne disposent pas dans leur propre pays « libéré des chaînes du colonialisme ». Alors oui, on peut reprocher à juste titre, me semble-t-il, le fait que les deux empires aient maintenu des connexions parfois troubles avec leurs anciennes colonies, mais il convient aussi d’admettre que les descendants des colonisés mettent tout en œuvre pour maintenir un lien avec des pays qu’ils prétendent oppresseurs…

 

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De fait, quand Gildea décrypte la question de l’immigration issue des anciens pays colonisés vers les métropoles, il semble oublier certains aspects positifs de la colonisation. Tout en prenant la défense de ces populations, il omet des réalités observables par tout le monde : délinquance, communautarisme, islamisation, racisme anti-blanc. Les torts sont partagés. Il n’est pas question ici de dire qui en a le plus. Cependant, tout mettre sur le dos des anciennes puissances coloniales me semble excessif et partisan.

Toutefois, il est vrai comme l’écrit Gildea que « les colonies ne s’établissaient pas dans des terres vierges », sauf à de très rares exceptions. Il poursuit : « C’est par la force que le commerce était généralement imposé à des empires non européens récalcitrants ou à leurs vassaux. Et si les empires se plurent toujours à collaborer avec les souverains locaux et les chefs tribaux, les populations indigènes furent dans leur immense majorité systématiquement exclues de l’exercice du pouvoir, et durement opprimées quand elles revendiquaient d’y avoir part ». En son temps, Brennus avait dit « Malheur aux vaincus ». Il faut également écrire – même si ce n’est pas le sujet du livre, et que l’auteur ne pouvait par conséquent pas en parler dans le cadre de cette étude – que les empires musulman ou chinois, par exemple, n’agirent pas autrement quand ils furent en position de dominer…

 

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Le colonialisme, en plus de provoquer des troubles dans des pays non européens, tout en y apportant certains bienfaits de la civilisation, fut également un motif de compétition guerrière en Europe. L’auteur note à ce propos le point suivant : « Cette rivalité fut également un des principaux facteurs de déclenchement de la Première Guerre Mondiale, au moment où les empires britannique, français, belge, allemand, italien, russe étaient probablement à l’apogée de leur puissance ».

Il y a une certaine ironie dans cette relation contrariée relevée par Gildea : « Les puissances impériales prétendaient combattre pour la liberté et la civilisation, les peuples colonisés qu’ils enrôlaient dans leurs armées par centaines de milliers ne tardaient pas à se revendiquer de la même cause ». Ainsi, des incompréhensions et des rancœurs naîtront entre les deux parties à cause de cette incohérence fondamentale. En effet, on ne peut pas demander à un individu de se battre pour la liberté d’autrui sans que celui-ci ne veuille se battre pour la sienne. Les combattants des pays colonisés finirent aussi par rêver de libération pour les leurs.

 

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Le souci est que, même après la décolonisation officielle, une nouvelle forme de colonisation naquit car « les leviers de la puissance économique et militaire restèrent aux mains des anciens empires » en dépit de la catastrophe économique, industrielle et politique provoquée par la guerre de 1939-1945. En conséquence, beaucoup parlèrent de « néo-colonialisme ». En définitive, la deuxième déflagration mondiale fut tout de même un accélérateur de l’Histoire, car les empires coloniaux se sont retrouvés affaiblis sur les plans militaire, économique et diplomatique ce qui permit les luttes pour les indépendances.

Dans cette étude passionnante, l’auteur explore des sujets variés mais tous intimement liés entre eux : colonisation, décolonisation, néo-colonialisme, immigration, fracture sociale, identité nationale, etc. Les explications sur l’esprit colonial sont vraiment intéressantes. Nous n’approuvons pas toutes les idées personnelles exprimées par Gildea ou certains de ses regards historiques, mais ils ont le grand mérite de soulever de nombreux débats et de poser des questions pertinentes.

 

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Paradoxe de l’Histoire, les personnalités réclamant l’indépendance furent formées dans les écoles de la métropole. On peut même légitiment se poser cette question : Mohandas Karamchand Gandhi, sans ses études de droit en Angleterre et la fréquentation de la société britannique, aurait-il eu la carrière politique que tout le monde connaît ? Nous relevons une autre ironie : les intellectuels et les combattants dénonçant l’impérialisme et le colonialisme en ont appelé aux valeurs occidentales d’auto-détermination, de libéralisme, de démocratie pour justifier leurs combats et motiver leur opposition à la domination européenne. Napoléon avait dit : « Il n’y a que deux puissances au monde, le sabre et l’esprit : à la longue, le sabre est toujours vaincu par l’esprit ». Finalement, à l’aune de l’exemple du Père de la Nation indienne et de tant d’autres chefs anti-impérialistes, l’esprit impérial ne finit-il pas par toujours l’emporter ?

 

L’Esprit impérial : Passé colonial et politiques du présent – Robert Gildea – Éditions Passés composés – 2020.

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